Polémique Halal : Quel est le goût de ce Dieu qui s’invite dans mon steak ?

Pas folle la viande, mais sacrée à mon insu ?! A l’heure où  le marché du halal en pleine croissance commence à exciter de plus en plus de convoitises (+ 10 à 15 % par an, 5,5 milliards d’euros en 2010 – selon l’étude Solis), certaines déclarations suscitent des polémiques aux ressorts complexes.

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Polémique Halal : Quel est le goût de ce Dieu qui s’invite dans mon steak ?

La viande est sans doute un des aliments dont la charge affective est la plus forte. Rouge, dense, charnue, elle symbolise l’élément nourrissant par excellence, autant qu’elle renvoie l’homme à sa place dans la chaîne alimentaire. La grande conquête du XXe siècle aura été de rendre sa consommation (théoriquement) accessible à tous. Son corrélat, l’éloignement progressif de son origine : par l’urbanisation massive de nos modes de vie (la majorité d’entre nous ne vit plus au milieu des vaches) et la mise à distance de l’ensemble de la filière de production (jusqu’aux abattoirs désormais situés hors de vue),  la viande a cessé de renvoyer à un animal ; sa forme initiale est d’ailleurs effacée par le travail du boucher (ou celui de l’industrie agro-alimentaire, c’est selon). Pas de sang non plus sur les étals, donc pas de meurtre. Tout est clean [1].

Sauf que la question de l’origine de ce que nous mangeons ne disparaît pas si facilement. Depuis la panique provoquée par l’épisode de la vache folle, c’est même devenu une question qui pèse d’autant plus sur nos choix alimentaires que nous ignorons tout du processus de fabrication de nos biftecks. Mystère qui ouvre la porte aux peurs les plus irrationnelles. Soupçons et angoisses qu’une polémique récente est venue sournoisement réactiver, révélant de façon particulièrement virulente la dimension hautement symbolique de ce que nous mangeons : d’après certaines personnes, l’ensemble de la viande distribuée en Ile-de-France serait exclusivement de la viande halal, à l’insu du consommateur … !

Sans prétendre être expert en la matière, ce billet se propose cependant d’étudier cette affaire d’un peu plus près, pour tenter d’en démêler les enjeux et ressorts affectifs …

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Récits d’explorateurs : Marco Polo, XIIIe siècle.

Une série de lectures consacrée aux récits de voyages et d’explorateurs devrait nous permettre de voyager dans le temps comme dans l’espace, à partir de notre prisme initial : le langage des saveurs (cf. comment parler du goût ?). – La comparaison des textes entre eux fonctionnant comme un révélateur photographique des différentes stratégies d’écriture possibles, mais aussi des problématiques propres à chaque époque. En outre, selon les auteurs, certains aspects plus directement anthropologiques ou ethnographiques attireront notre attention, la curiosité étant le fil conducteur de cette étude …

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Marco Polo, Le livre des merveilles (1296).



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Hors d’œuvre, Essai sur les relations entre arts et cuisine (synospis)

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A  paraître le 21 octobre 2010, à l’occasion de la FIAC [1], aux Editions Menu Fretin.

« Arts Culinaires » ?
Hors d’œuvre :
Essai sur les relations entre arts et cuisine

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Matière éphémère, corporéité, besoin, la cuisine nous rappelle quotidiennement que nous sommes mortels. Quant l’oeuvre d’art est traditionnellement située du côté de l’Esprit, du Beau, de l’Universel, de l’Eternel et de l’Inutile (autant de termes à majuscules), la cuisine renvoie au corps, à la sensation passagère. « Art » du goût, de la mastication et de la digestion, elle semble d’emblée exclue du système des Beaux-Arts. Dans sa périssable fugacité, comment pourrait-elle en effet espérer faire œuvre d’Art ?

Le syntagme « Art culinaire » n’envahit pas moins les discours actuels, tandis que les cuisiniers laissent de côté l’artisanat pour aspirer à rejoindre le panthéon des Artistes. Au même moment, performeurs, plasticiens et designers s’emparent de la matière alimentaire. Récemment, des foires d’art contemporain comme Slick [2] ont même décidé d’ouvrir leurs portes à « l’Art culinaire », tandis  que certaines galeries s’y consacrent exclusivement [3].

Alors, doit-on toujours considérer que la cuisine est fondamentalement hors-d’œuvre ?

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Lévi-Strauss et la gastronomie, patrimoines mythiques de l’humanité

Cet article a été publié dans les Cahiers de la Gastronomie, « revue culinaire sérieuse et moderne », n°1 (hiver 2009).

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Claude Lévi-Strauss et la gastronomie, patrimoines mythiques de l’humanité

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…… A l’heure des interrogations sur l’identité culturelle, l’uniformisation des pratiques, ou l’inscription de la gastronomie française au patrimoine mondial de l’humanité, un deuil, suivi d’une question s’interposent : avez-vous lu Lévi-Strauss ?
…… Bien sûr, tout le monde connaît l’ethnologue de génie, véritable monument de la pensée du XXe siècle. On s’y réfère avec déférence, on le cite, on … – Oui, mais vous, l’avez-vous lu ?

…… Sa mort récente a été l’occasion de nombreux articles, publications, rééditions, notamment celle des Mythologiques : quatre volumes intimidants, tant qu’ils restent sur l’étagère, mais qui se révèlent par moments superbement éclairants pour penser la société contemporaine dans ses pratiques et ses problématiques alimentaires.

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« Petit traité d’ethnologie culinaire », in L’Origine des manières de table.

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…… Avant Lévi-Strauss, bien peu d’anthropologues s’étaient intéressés à la cuisine. Lui n’aura de cesse de rappeler qu’elle « constitue une forme d’activité humaine véritablement universelle : pas plus qu’il n’existe de société sans langage, il n’en existe aucune qui d’une façon ou d’une autre ne fasse cuire certains au moins de ses aliments.»1

…… Activité universelle donc, mais jamais uniforme, car « la cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure »1. Ce qui signifie que, pour l’ethnologue, si « je suis ce que je mange », je suis d’abord et avant tout ce pourquoi je mange, et comment. – Distinction capitale, et qui permettrait de décentrer de nombreux débats. A aucun moment en effet, Lévy-Strauss ne s’intéresse à ce que mangent les indiens. Toute son attention se porte sur le sens et les raisons de leurs choix face à un ensemble d’éléments communs à différents peuples.

…… De même, pour analyser la cuisine française, sans doute faudrait-il s’interroger sur les lois inconscientes qui dictent nos choix. Avant d’être d’ingérée, toute nourriture est d’abord pensée, « culturée ». Dès lors, ne suis-je pas davantage français, anglais ou allemand par mes raisons et mes façons de manger, plutôt que par ce que je mange, qui ressemble de plus en plus à ce que mangent mes voisins ?

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in L’Origine des manières de table (p. 407).

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…… Par ailleurs, au moment où l’on s’occupe d’inventorier les plats français, comme l’ethnologue inventoriait les mythes, la lecture des Mythologiques offre des développements extrêmement féconds, en faisant justement de la cuisine un équivalent social du mythe.

…… En effet, de ce point de vue, chaque plat doit être compris comme le résultat d’une combinaison variable d’ingrédients, qui fonctionnent comme les unités du mythe (les mythèmes). Or, pour l’ethnologue, il ne s’agit pas de chercher la version originelle du mythe, ou de la recette. Au contraire, le sens est dans les variantes, qui expriment la logique inconsciente d’une culture. Ainsi, un débat sur les différentes versions d’un plat (par exemple, la blanquette de veau!) ne vaudrait que par les variations infinies qu’il exhume nécessairement.

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Le triangle culinaire : Cru, Cuit, Pourri, in L’Origine des manières de table (p406).

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…… Si la force des grands textes réside souvent dans leur capacité à répondre à des questions qu’ils ne posent pas, Les Mythologiques méritent une attention particulière. Les questionnements actuels de la gastronomie française y trouvent en effet un nouvel éclairage.
…… Et que dire des brillantes analyses de Lévy-Strauss sur le pourri, le cru et le cuit ? Elles déplacent singulièrement les polémiques qui entourent des produits comme le camembert au lait cru, entre autres fromages français, au profit des différences symboliques profondes qui les sous-tendent. On ne saurait trop en conseiller la lecture aux dirigeants européens, et aux services sanitaires américains…

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Du bon usage des mythes : du triangle culinaire au patrimoine de l’humanité

Relisons Claude Lévi-Strauss !

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Caroline Champion

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1. « Le Triangle Culinaire », L’Arc, p. 20. On note toutes les nuances et les précautions de la phrase de l’ethnologue, soucieux de préserver les « fleurs fragiles de la différence » de chaque société.

2. De L’origine des Manières de Tables , p. 411.

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Cet article sera approfondi et prolongé sur ce site dans le cadre de notre bibliothèque gustative et évolutive.

En effet, si la pensée structuraliste pose de nombreux problèmes, notamment quand il s’agit de penser l’histoire, certains textes de Lévi-Strauss mériteraient un commentaire plus précis. On pense notamment au premier chapitre de La Pensée Sauvage.