Récits d’explorateurs : Marco Polo, XIIIe siècle.

Une série de lectures consacrée aux récits de voyages et d’explorateurs devrait nous permettre de voyager dans le temps comme dans l’espace, à partir de notre prisme initial : le langage des saveurs (cf. comment parler du goût ?). – La comparaison des textes entre eux fonctionnant comme un révélateur photographique des différentes stratégies d’écriture possibles, mais aussi des problématiques propres à chaque époque. En outre, selon les auteurs, certains aspects plus directement anthropologiques ou ethnographiques attireront notre attention, la curiosité étant le fil conducteur de cette étude …

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Marco Polo, Le livre des merveilles (1296).



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Les recettes Tartares de Marco Polo

Ce texte s’inscrit dans une série de lectures consacrées aux explorateurs.
A lire en préambule : introduction aux textes de Marco Polo (ici)

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Extrait 1. De passage chez les Tartares, au niveau de l’actuel Kazakhstan, Marco Polo nous livre quelques recettes, au détour d’une page consacrée à la description de ce peuple nomade …

 

Quand le seigneur, avec ses troupes, va conquérir les cités et royaumes, que ce soit en plaines ou en montagnes, il mande toujours deux cents hommes à deux journées en avant pour observer les chemins et le pays (…) Quand ils vont pour une longue route, ils n’emportent rien comme harnois, et notamment des choses pour dormir. Ils vivent la plupart du temps de lait (…) Ils ne transportent pas de vivres, fors une ou deux outres de cuir, là où ils mettent leur lait qu’ils boivent, et emportent chacun une petite pignate, c’est un pot de terre, là où ils cuisent leur viande.

Mais s’ils n’ont pas ce pot quand ils trouvent aucun animal, ils le tuent, en prennent le poitrail et le vident puis remplissent d’eau ; et la chair qu’ils veulent faire cuire, ils la coupent en pièces, et la mettent dans ce poitrail plein d’eau ; puis ils mettent au feu et laissent cuire ; et quand c’est cuit, ils mangent le chaudron de chair et tout. Ils ont aussi avec eux une petit tente de feutre sous laquelle ils demeurent quand il pleut.

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Et vous dis une autre chose : quelque fois, quand il faut et que la presse d’une entreprise oblige à un long chemin en hâte, ils chevauchent bien dix journées sans nulle viande cuite et sans faire de feu, car la cuisson des aliments retarderait leur chevauchée ; ils se passent de fruits, et souvent, par besoin de vin et d’eau, vivent du sang de leurs chevaux ; chacun pique une veine de son cheval, y colle sa bouche et boit du sang jusqu’à en être rassasié ; et alors il arrête. (…) Ils ont encore du lait séché qui est solide comme pâte.

On le dessèche comme suit : on le fait bouillir ; la crème qui flotte par dessus, on la met en autre vaisseau et on en fait beurre. Mais alors on met le lait au soleil, et alors il est desséché. Lorsqu’ils sont en guerre, emportent environ dix livres de ce lait ; le matin en prennent un peu ; chaque homme en prend une demi-livre, le met dans une petite gourde de cuir pareil à une bouteille, y verse de l’eau et l’agite avec un bâton ; et il l’emmène jusques à ce que le lait soit dissous en forme de sirop à force de chevaucher ; ils le boivent au temps convenable, et c’est leur déjeuner.

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Marco Polo, Le livre des merveilles I, « Le devisement du monde »,
éd. AC Moule et P. Pelliot, trad. Louis Hambis, Editions La Découverte / Poche,
(p. 169-170).

 


Comment peut-on parler d’un goût ?

Cet article a été publié dans les Cahiers de la Gastronomie , n°2, hiver 2010.
Il est à lire à la suite de deux extraits de textes de Jean de Léry, tirés de son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, (1578).

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Comment peut-on parler d’un goût ?
La langue, de l’espace de dégustation à l’espace du langage

Une relecture de Jean de Lery

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….. Une des problématiques majeures de la critique et du discours gastronomique concerne les ressources du langage en matière de goûts. Dépasser le « mmm,  c’est bon ! » [1], pour tenter de mettre en langage des saveurs relève du défi. Comment en effet peut-on parler d’un goût, l’extérioriser pour le faire passer du domaine de la sensation subjective à celui du langage, et de l’échange intersubjectif ?

….. Il n’y a évidemment pas de réponse définitive à une problématique aussi complexe. Elle concerne les mécanismes spécifiques du langage, en même temps qu’elle pointe les limites inhérentes aux langues elles-mêmes, en tant que reflets d’un système culturel propre à une communauté. Car, en réalité, la description d’un goût (culturel) n’est-elle pas d’abord tributaire du vocabulaire et de la grammaire d’une langue (tout aussi culturelle) ?

….. La chose devient beaucoup plus claire face aux difficultés de la traduction. Certaines langues possèdent en effet quinze mots, soit quinze nuances pour décrire ce que d’autres langues ne désignent que comme une chose unique. La confrontation de systèmes culturels différents soulève donc de manière forte la question des limites de la langue en matière d’expression. Tout particulièrement dans le domaine du goût et des sensations intimes, qui impliquent le sujet bien au-delà de la pure ratio : ici, on touche précisément à la problématique du logos – langage organisé par la raison – dans ses rapports avec la sensation physique, difficile à exprimer à travers cette structure rationnelle. Comment peut-on parler d’un goût ?

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Comment peut-on parler d’un goût ? Jean de Léry (matière à penser)

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Une réponse à étudier :

….Jean de Léry en 1578, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, chapitre XIII « Des arbres, herbes, racines et fruicts exquis que produit la terre du Brésil »

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…… Paco-aire est un arbrisseau croissant communément de dix ou douze pieds de haut : mais quand à sa tige combien il s’en trouve qui l’ont presque aussi grosse que la cuisse d’un homme, tant y a qu’elle est si tendre qu’avec une espée bien trenchante vous en abbatrez et mettrez un par terre d’un seul coup. Quand à son fruit, que les sauvages nomment Paco, il est long de plus de demi-pied, et de forme assez ressemblant à un Concombre, et ainsi jaune quand il est meur : toutesfois croissans tousjours vingt ou vingt-cinq serrez tous ensemble en une seule branche, nos Ameriquains les cueillans par gros floquets tant qu’ils peuvent soustenir d’une main, les emportent en ceste sorte en leurs maisons.
…… Touchant la bonté de ce fruict, quand il est venu à sa juste maturité, et que la peau laquelle se leve comme cette d’une figue fraische, en est ostée, un peu semblablement grumeleux qu’il est, vous diriez aussi en le mangeant que c’est une figue. Et de faict, à cause de cela nous autres François nommions ces Pacos figues : vray est qu’ayans encores le goust plus doux et savoureux que les meilleures figues de Marseille qui se puissent trouver, il doit estre tenu pour l’un des plus beaux et bons fruicts de ceste terre du Bresil. Les histoires racontent bien que Caton retournant de Carthage à Rome, y apporta des figues de merveilleuse grosseur : mais parce que les anciens n’ont fait aucune mention de celle dont je parle, il est vray-semblable que ce n’en estoyent pas aussi.

Paco ou la banane, (p. 319-320)

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….. Quant aux plantes et herbes, dont je veux aussi faire mention, je commenceray par celles lesquelles, à cause de leurs fruicts et effects, me semblent plus excellentes. Premièrement la plante qui produit le fruict nommé par les sauvages Ananas, est de figure semblable aux glaieuls, et encore ayant les fueilles un peu courbées et cavelées tout à l’entour, plus approchantes de celles d’aloes. Elle croist aussi non seulement emmonceléee comme un grand chardon, mais aussi son fruict, qui est de la grosseur d’un moyen Melon, et de façon comme une pomme de Pin, sans pendre ni pancher d’un costé ni d’autre, vient de la propre sorte de nos Artichaux.

….. Et au reste quand ces Ananas sont venus à maturité, estans de couleur jaune azuré, ils ont une telle odeur de framboise, que non seulement en allant par les bois et autres lieux où ils croissent, on les sent de fort loin, mais aussi quant au goust fondans en la bouche, et estant naturellement si doux, qu’il n’y a confitures de ce pays qui les surpassent ; je tiens que c’est le plus excellent fruict de l’Amérique. Et de fait, moy-mesme, estant par-delà, en ayant pressé tel dont j’ay fait sortir pres d’un verre de suc, ceste liqueur ne me sembloit pas moindre que malvaisie. Cependant les femmes sauvages nous en apportoyent pleins de grans paniers, qu’elles nomment Panacons, avec de ces Pacos dont j’ay nagueres fait mention, et autres fruicts lesquels nous avions d’elles pour un pigne, ou pour un mirouer.

Ananas (p.326-327).

Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, (1578) texte établi et annoté par Frank Lestringant, Le Livre de Poche, 1994.

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Ce texte a fait l’objet d’un article, consacré à la problématique de la mise en langage des saveurs, véritable défi pour la littérature, et pour la critique gastronomique… (le lire)

A mettre en perspective avec l’article « ananas », dans le Grand Dictionnaire de cuisine, d’Alexandre Dumas (ici)

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