Quand les parfums, les couleurs, les saveurs se répondent….
Si, d’Homère à Ovide, la pomme d’or a bien été identifiée comme étant un agrume, la question de son goût n’en est pas résolue pour autant. Cette famille de fruits compte en effet plusieurs milliers de variations à partir d’une centaine d’espèces, d’une extraordinaire diversité de parfums, de saveurs, de formes et de couleurs…
Agrume : sa simple évocation esquisse toute une palette chromatique, dont les teintes s’étendent du vert à l’orangé, en passant par le jaune, le rose, le pourpre et le sanguin. Autant de nuances aromatiques qui oscillent sans cesse entre amertume, acidité, douceur et fadeur.
Par les correspondances qu’il tisse entre l’œil, l’odorat, le goût et l’imaginaire, l’agrume sollicite tous les sens et interroge leurs relations. Il devient ainsi le support d’un parcours sensible, ouvrant sur un univers luxuriant, ensoleillé, où rien n’est jamais figé, où le citron peut devenir orange, le cœur d’une mandarine rouge sang, l’ovale d’un cédrat fabuleusement digité.
DES GOÛTS ET DES COULEURS
Le orange a-t-il un goût d’orange ? Ou est-ce le fruit qui porte le nom de la couleur ? Allers retours implicites, la teinte et le fruit échangent librement leurs caractéristiques : le orange est vif, acidulé, vitaminé, comme l’orange est colorée, gaie et ensoleillée.
Loin d’être le fruit du hasard, cette homonymie nous invite à réfléchir sur l’influence réciproque qui existe entre l’œil et le goût. Car nous mangeons d’abord avec les yeux. Par un mécanisme qui s’apparente à celui de l’effet placebo, la couleur agit sur notre perception du goût. D’ailleurs, en cuisine, les aliments d’une même famille chromatique fonctionnent souvent très bien ensemble : carottes ou potiron à l’orange ; betterave à la framboise ; courgette, épinard au basilic…
Mais si nous mangeons d’abord avec les yeux, nous ne mangeons pas pour autant des images. La vue doit se faire indice du goût pour rester du côté de l’appétissant. Notre lecture visuelle des aliments a donc ses limites. C’est ce que nous révèle l’univers des agrumes : sous des aspects presque identiques, le même fruit peut être citron, mandarine, yuzu ou sudachi, véritable trompe-l’œil, dont la teinte jaune annonce l’acidité, indépendamment de sa douceur effective.
Ce décalage entre l’œil et le goût est manifeste dans la photographie. Reproduit dans sa seule dimension visuelle, le fruit reste muet et sage comme une image, à moins de faire référence à du « déjà goûté » plus que du déjà vu. Faute d’en (re)connaître le parfum et l’arôme, la main de Bouddha ne sera jamais qu’une forme colorée, fascinante, mais réduite au silence.
DES GOÛTS ET DES ODEURS
Fixer l’éphémère, la sensation inoubliable mais fugace d’un zeste de combawa, voilà le rêve du cuisinier, du photographe, et … du parfumeur. Car qu’ils soient en fleurs, en feuilles ou en fruits, les agrumes sont gorgés d’essences, aussi puissantes que fugitives.
Depuis ses origines, la parfumerie s’est ainsi attachée à en extraire les nuances, pour en faire les « notes de tête » de ses eaux fraîches, toniques et Cologne, où l’orange se mêle à la bergamote, aux fleurs de cédrat et de citronnier, pour mieux convoquer la douceur des jardins de Méditerranée.
Classant toutes ces eaux d’agrumes dans la famille des « hespéridés », le vocabulaire du parfumeur porte la trace de l’origine mythique de ces fruits, aux accords boisés, épicés, floraux, chyprés ou musqués – évanescents, inoubliables.
Or, même dans leur expression la plus volatile, ces parfums renvoient toujours au fruit, et ne manquent jamais de faire surgir en mémoire le goût de ce fruit. En ce sens, l’odeur des agrumes vient compléter les indices que nous renvoient leurs formes et leurs couleurs, comme pour mieux préparer leur dégustation. L’odorat forme ici comme un pont entre l’œil et le goût.
Mais si elles sont intimement liées et partagent la même fugacité, saveurs et odeurs ne sont pas entièrement superposables. Certains goûts sont sans parfum. D’autres sensations, au contraire, ne sont que fragrances. L’amertume n’a pas d’odeur, pas plus que l’astringence, le croquant ou le juteux, autant de perceptions qui ne peuvent se dévoiler qu’en bouche.
Que reste-t-il d’un fruit après sa dégustation ? Une image, un parfum, un souvenir … et des mots. La bouche, jusque là support exclusif du goût, devient espace de parole, pour tenter de rendre compte d’une expérience, d’en partager les détails, d’en fixer les nuances.
LES MOTS DU GOÛT
Exercice périlleux que de parler du goût, puisque comme la photographie, les mots fonctionnent avant tout sur la base d’un « déjà goûté », d’une expérience commune, soudain réactivée. Comment parler des saveurs du yuzu ou du cédrat à celui qui n’y a jamais goûté ?
Acide, amer, sucré : très vite, les ressources du langage nous semblent épuisées. A moins que, comme le poète, nous ne cédions l’initiative aux mots et aux pouvoirs évocateurs des analogies, métaphores et comparaisons, pour tenter de cerner la qualité d’une perception qui mêle en permanence sensations et sentiments.
Car le goût ne saurait se limiter à un stimulus physico-chimique produit sur nos langues. Il met en jeu des émotions personnelles et collectives, une symbolique singulière mais partagée, qui lui confèrent toute sa densité.
« Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, Doux comme des hautbois, verts comme des prairies » écrit Baudelaire dans Correspondances, comme pour décrire les saveurs d’un agrume. Le recours à la métaphore ouvre un espace imaginaire, un point aveugle dans lequel « le fruit se fond en jouissance ».
Nous tenterons ici de rendre compte de la diversité des goûts, des parfums et couleurs de ces agrumes en prenant appui sur votre expérience, et en multipliant les comparaisons avec des fruits connus, dont le rapprochement pourra peut être nous permettre de cerner la spécificité de chacun.
Hélas, force est de constater que ce n’est jamais tout à fait cela. Le goût échappe toujours au pouvoir fixateur des mots. Sans doute faut-il conclure, avec Rainer Maria Rilke, qu’en matière de goût, le poète doit se résoudre à dire l’impossibilité de dire, en proposant plutôt de « Danser l’orange » pour en décrire l’inépuisable parfum…
A suivre :
– Le goût du Combawa, Citrus Hystrix
– Le goût de la Main de Bouddha, Citrus Digitata
– Le goût du Citron Caviar, Microcitrus australasica
– Le goût du Yuzu, Citrus junos
– Le goût du Cédrat de Corse, Citrus Medica
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A propos :
En 2009, la rencontre de Bénédicte et Michel Bachès, pépiniéristes installés à Eus, dans les Pyrénées Orientales, donnait lieu à un premier compte-rendu d’exploration (à lire ici) : ce couple de passionnés a en effet réuni l’une des plus grandes collections d’agrumes en Europe, et développé une connaissance unique de ces fruits, dans toute leur diversité botanique et culturelle.
Le 25 novembre 2011, dans le cadre du Mois du Film Documentaire, votre exploratrice était invitée à réaliser une performance au Carré d’Art de Nîmes. Directement inspirée du travail des Bachès, « La Deuxième Moitié de l’Orange » interrogeait les spécificités du documentaire culinaire, ses contraintes et la relation particulière qu’il peut instaurer entre l’oeil, le goût, l’odorat et l’imaginaire.
Enfin, le 19 novembre 2013, une nouvelle performance, réalisée pour 150 personnes dans le cadre onirique de la maison Kenzo, proposait à chacun d’effectuer un « Voyage au jardin des Hespérides » : un parcours dans l’imaginaire du goût, né de la rencontre sensible entre mots et saveurs, parfums et couleurs, musique et littérature.
Nous vous livrons ici les textes rédigés pour l’occasion, et réunis sous forme d’un livret, offerts aux participants pour prolonger ce voyage.
Ping : Le goût du Combawa (Voyage au jardin des Hespérides, suite) | exploratrice de saveurs ®
Ping : Le goût de la Main de Bouddha (Voyage au jardin des Hespérides, suite) | exploratrice de saveurs ®
Ping : Le goût du Citron Caviar (Voyage au jardin des Hespérides, suite) | exploratrice de saveurs ®
Ping : Le goût du Yuzu (Voyage au jardin des Hespérides, suite) | exploratrice de saveurs ®
Ping : Le goût du Cédrat de Corse (fin du voyage au jardin des Hespérides ) | exploratrice de saveurs ®
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MERCI ! J’adore, j’admire votre travail et vos références littéraires,
et j’imagine que vous avez sans doute aussi pensé à Goethe,
au Midi, ce paradis terrestre de GOETHE
dans son fameux poème, « Mignon » commençant par :
» Kennst du das Land, wo die ZITRONEN blüh’n
In dunleln Laub die GOLDORANGEN glühn »
http://ingeb.org/Lieder/kennstdd.html
Encore Merci avec toute mon estime, Y.—
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Merci pour vos encouragements ! Avec Hölderlin, Goethe est effectivement une référence essentielle pour ce travail ! Les romantiques allemands ont encore bien des choses à nous apprendre …
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Merci, et sur ce même sujet des Agrumes, si vous le permettez pour vous rendre un peu de la joie que l’on a à vous lire, j’aimerais vous soumettre un autre poète majeur, l’espagnol, Federico García Lorca, avec un très court poème dont je me suis souvenue “Naranja y limón” / “Orange et Citron” issu du recueil “Canciones”, Juegos (1921-1924) / Chansons, Jeux ; et que fidèle à la pensée de Lorca, à son style, et à la lumière de son oeuvre, j’ai essayé ensuite de traduire ici le mieux possible en français, —en espèrant que ce petit poème puisse également vous intéresser—.
http://www.poetasandaluces.com/poema.asp?idPoema=1291
NARANJA Y LIMON
Naranja y limón
¡Ay de la niña
del mal amor!
Limón y naranja
¡Ay de la niña
de la niña blanca!
Limón
(Cómo brillaba el sol).
Naranja
(En las chinas del agua).
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ORANGE ET CITRON
Orange et Citron
Ah, comme est malheureuse
la petite fille
mal-aimée !
Citron et Orange
Ah, comme est dans le malheur
la petite fille vêtue de blanc
immaculé !
Citron
( Ah, comme le ciel brillait,
d’en-haut ! )
Orange
( À travers les galets
de l’eau ).
Lorca, ORANGE ET CITRON in Chansons / Jeux (1921- 1924)
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Chère Madame,
Désolée de vous répondre si tardivement, la multiplication des projets m’a tenue un moment éloignée de ce site.
Merci pour votre précieux commentaire, cette référence est magnifique ! La Langue de Lorca est aussi savoureuse que ces agrumes…
Espérant avoir à nouveau l’occasion d’échanger avec vous, je vous souhaite un bel été, ensoleillé comme il se doit !
Caroline
Chère Madame,
Merci pour votre commentaire, auquel je suis désolée de répondre si tardivement – la multiplication des projets m’ayant tenu un peu à distance de ce site. Je suis très touchée par votre enthousiasme, et ravie de cette référence à Goethe. Quelle merveille !
Dans l’attente du plaisir d’échanger à nouveau, je vous souhaite un bel été,
Caroline