Une série de lectures consacrée aux récits de voyages et d’explorateurs devrait nous permettre de voyager dans le temps comme dans l’espace, à partir de notre prisme initial : le langage des saveurs (cf. comment parler du goût ?). – La comparaison des textes entre eux fonctionnant comme un révélateur photographique des différentes stratégies d’écriture possibles, mais aussi des problématiques propres à chaque époque. En outre, selon les auteurs, certains aspects plus directement anthropologiques ou ethnographiques attireront notre attention, la curiosité étant le fil conducteur de cette étude …
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> Marco Polo, Le livre des merveilles (1296).
Introduction
Personnage emblématique de son époque, Marco Polo est avant tout un marchand vénitien du XIIIe siècle : le voyage qu’il effectue en Chine entre 1271 et 1295, en compagnie de son père et de son oncle, s’inscrit dans un contexte d’expansion commerciale des Cités-États italiennes, synonyme de prospérité et de rivalités, notamment entre Gênes et Venise. – C’est d’ailleurs dans les prisons génoises, où il restera captif quelques années à la suite d’une bataille opposant les deux Cités, que Marco Polo va rédiger son Livre des merveilles.
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Quelques repères historiques :
> Nous sommes juste après : les croisades et la chute de l’Empire byzantin, à une période charnière où les principales routes de commerce des Etats italiens s’allient aux ports de la Méditerranée, jusqu’à créer un réseau économique qui irrigue toute l’Europe. Accompagnant cette dynamique, des infrastructures commerciales modernes voient le jour : sociétés par actions, système bancaire international, marché des changes systématisé, assurance et dette publique.
> Nous sommes juste avant : la Guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre (qui va perturber le commerce de l’Europe au nord-ouest), la Grande Peste (qui va décimer près d’un tiers de la population européenne), et l’expansion de l’empire ottoman, qui va dégrader les routes commerciales du bassin méditerranéen, en attendant … la découverte du Nouveau Monde et la reconfiguration du commerce européen vers l’Atlantique.
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Le Livre des merveilles
C’est dans ce contexte qu’on peut lire Le livre des merveilles, récit de voyage éblouissant, qui fait d’abord figure d’inventaire des richesses de l’empire mongol, alors dominé par la figure de Kūbilaï Khan, le petit-fils de Gengis Khan, qui achève la conquête de la Chine. Marco Polo séjournera 17 années auprès de lui, et à son service, avant d’être autorisé à rentrer à Venise avec son immense fortune.
A bien des titres, la préoccupation de notre voyageur n’est pas à proprement parler tournée du côté des saveurs et des délices culinaires. Marco Polo se montre assez flou concernant les pratiques culinaires et ressources alimentaires des contrées qu’il visite : la plupart du temps, il se contente de mentionner la présence de « nombreux animaux », où d’évoquer « une terre de grandes réjouissances et de très belles chasses, tant de bêtes que d’oiseaux » (p. 67) sans aller plus avant dans les détails. Ici encore, il s’agit avant tout s’évaluer les richesses d’un pays.
Toutefois, quelques passages viennent parfois rompre avec cette dynamique d’écriture, notamment lorsqu’il s’agit de souligner la curiosité d’un fait ou d’une chose vue, son aspect merveilleux (au sens que le terme possède à l’époque : étonnant, surprenant, voire effrayant.) Dans le texte s’ouvre alors une brèche où la croyance et l’imaginaire se mêlent à l’histoire, voire à l’ethnographie, pour nous délivrer quelques pages savoureuses…
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Extrait 1. Les recettes Tartares de Marco Polo :
De passage chez les Tartares, au niveau de l’actuel Kazakhstan, Marco Polo nous livre quelques recettes, au détour d’une page consacrée à la description de ce peuple nomade …
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Marco Polo, Le livre des merveilles I, « Le devisement du monde », éd. AC Moule et P. Pelliot, trad. Louis Hambis, Editions La Découverte / Poche