Hors d’œuvre : les surprises du dictionnaire

Cet articlea été publié dans Les Cahiers de la Gastronomie, n°3, (été 2010).

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Hors d’œuvre

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Petite bouchée de rien du tout, arrivant en sus, le « hors d’œuvre » est une délicatesse qui ne nourrit pas, une attention savoureuse, une mise en bouche soignée, qui se joue de votre appétence.

Le terme a pourtant progressivement disparu de la carte des restaurants, au profit de « l’amuse-bouche » – à moins qu’il ne ressurgisse dans sa version contemporaine, sous forme de « Zors d’œuvre » comme au KGB de William Ledeuil.

C’est que, malgré sa relative éviction lexicale, le hors d’œuvre est dans l’air du temps : tapas, bouchée, amuse-bouche, le hors d’œuvre se décline et se transforme pour aller dans le sens d’une tendance à la miniaturisation des portions, à la multiplication de services davantage destinés à combler votre curiosité que votre appétit. (L’inconsistance est à la mode ! – certains menus en deviendrait presque un défilé exclusif de hors d’œuvres où, à force de vous mettre en bouche, on vous laisse sur votre faim, sous couvert de vous servir des doses d’art culinaire !)

En parlant d’art culinaire, l’origine du mot « hors d’œuvre » est sur ce point tout à fait éclairante, et concentre des significations inattendues : le terme a en effet été emprunté au domaine de l’architecture où, dès 1597 [1], « hors d’œuvre se dit en matière de bâtiment, en parlant d’une pièce détachée du corps d’un bâtiment »[2]. Prenant un sens figuré, le terme désigne ensuite « dans le langage ordinaire, les choses qui, dans un ouvrage de littérature ou d’art, ne font point partie essentielle du sujet, qu’on semble avoir ajoutées après coup, et qu’on pourrait retrancher sans nuire à l’ensemble. Cette description est hors d’œuvre. »[3]

Il faudra attendre cent ans (1690) pour qu’apparaissent nos hors d’œuvres, ces « petits plats, (…) petits ragoûts qu’on sert dans les grandes tables, avec les potages, et avant les entrées »[4], – soit la version substantivée d’un terme d’architecture ! D’une certaine façon, les différentes acceptions du terme reflètent la complexité des relations qui se tissent au cours des siècles entre art et cuisine. Et le rapprochement que le simple «hors d’œuvre » impose avec l’architecture évoque par bien des aspects les réalisations d’un Antonin Carême, qui déclarait avec autant de profondeur que d’insolence : « les Beaux-Arts sont au nombre de cinq, à savoir : la peinture, la sculpture, la poésie, la musique et l’architecture, laquelle a pour branche principale la pâtisserie. »[5]

C’est ainsi que, sans en avoir l’air, notre petite bouchée de rien du tout cristallise et synthétise  les débats qui sous-tendent les relations entre Beaux-Arts et cuisine. – D’ailleurs, longtemps la cuisine n’a-t-elle pas elle-même été reléguée au rang de hors d’œuvre ? – exclue du système des Beaux-Arts car « ne faisant point partie essentielle du sujet » …

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Caroline Champion

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Notes :.

[1] Pour la datation du mot, nous nous référons à l’article « œuvre » du Robert Historique de la langue française, dir. Alain Rey, Robert, 1998.

[2] Dictionnaire de L’Académie française, 4e Édition (1762), page 887.

[3] Dictionnaire de L’Académie française, 6e Édition (1832-5) page 2:295

[4] Ibid

[5] Antonin Carême, Le cuisinier pittoresque, 1815, rééd. Le Mercure de France, 2003.

Comment peut-on parler d’un goût ?

Cet article a été publié dans les Cahiers de la Gastronomie , n°2, hiver 2010.
Il est à lire à la suite de deux extraits de textes de Jean de Léry, tirés de son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, (1578).

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Comment peut-on parler d’un goût ?
La langue, de l’espace de dégustation à l’espace du langage

Une relecture de Jean de Lery

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….. Une des problématiques majeures de la critique et du discours gastronomique concerne les ressources du langage en matière de goûts. Dépasser le « mmm,  c’est bon ! » [1], pour tenter de mettre en langage des saveurs relève du défi. Comment en effet peut-on parler d’un goût, l’extérioriser pour le faire passer du domaine de la sensation subjective à celui du langage, et de l’échange intersubjectif ?

….. Il n’y a évidemment pas de réponse définitive à une problématique aussi complexe. Elle concerne les mécanismes spécifiques du langage, en même temps qu’elle pointe les limites inhérentes aux langues elles-mêmes, en tant que reflets d’un système culturel propre à une communauté. Car, en réalité, la description d’un goût (culturel) n’est-elle pas d’abord tributaire du vocabulaire et de la grammaire d’une langue (tout aussi culturelle) ?

….. La chose devient beaucoup plus claire face aux difficultés de la traduction. Certaines langues possèdent en effet quinze mots, soit quinze nuances pour décrire ce que d’autres langues ne désignent que comme une chose unique. La confrontation de systèmes culturels différents soulève donc de manière forte la question des limites de la langue en matière d’expression. Tout particulièrement dans le domaine du goût et des sensations intimes, qui impliquent le sujet bien au-delà de la pure ratio : ici, on touche précisément à la problématique du logos – langage organisé par la raison – dans ses rapports avec la sensation physique, difficile à exprimer à travers cette structure rationnelle. Comment peut-on parler d’un goût ?

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Bibliothèque des ouvrages à explorer (1) : textes, langage et littérature

Bibliothèque gustative et évolutive (1) :
Textes, langage et littérature

(voir notre appel à contribution)

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Comment peut-on parler d’un goût ? Jean de Léry (matière à penser)

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Une réponse à étudier :

….Jean de Léry en 1578, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, chapitre XIII « Des arbres, herbes, racines et fruicts exquis que produit la terre du Brésil »

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…… Paco-aire est un arbrisseau croissant communément de dix ou douze pieds de haut : mais quand à sa tige combien il s’en trouve qui l’ont presque aussi grosse que la cuisse d’un homme, tant y a qu’elle est si tendre qu’avec une espée bien trenchante vous en abbatrez et mettrez un par terre d’un seul coup. Quand à son fruit, que les sauvages nomment Paco, il est long de plus de demi-pied, et de forme assez ressemblant à un Concombre, et ainsi jaune quand il est meur : toutesfois croissans tousjours vingt ou vingt-cinq serrez tous ensemble en une seule branche, nos Ameriquains les cueillans par gros floquets tant qu’ils peuvent soustenir d’une main, les emportent en ceste sorte en leurs maisons.
…… Touchant la bonté de ce fruict, quand il est venu à sa juste maturité, et que la peau laquelle se leve comme cette d’une figue fraische, en est ostée, un peu semblablement grumeleux qu’il est, vous diriez aussi en le mangeant que c’est une figue. Et de faict, à cause de cela nous autres François nommions ces Pacos figues : vray est qu’ayans encores le goust plus doux et savoureux que les meilleures figues de Marseille qui se puissent trouver, il doit estre tenu pour l’un des plus beaux et bons fruicts de ceste terre du Bresil. Les histoires racontent bien que Caton retournant de Carthage à Rome, y apporta des figues de merveilleuse grosseur : mais parce que les anciens n’ont fait aucune mention de celle dont je parle, il est vray-semblable que ce n’en estoyent pas aussi.

Paco ou la banane, (p. 319-320)

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….. Quant aux plantes et herbes, dont je veux aussi faire mention, je commenceray par celles lesquelles, à cause de leurs fruicts et effects, me semblent plus excellentes. Premièrement la plante qui produit le fruict nommé par les sauvages Ananas, est de figure semblable aux glaieuls, et encore ayant les fueilles un peu courbées et cavelées tout à l’entour, plus approchantes de celles d’aloes. Elle croist aussi non seulement emmonceléee comme un grand chardon, mais aussi son fruict, qui est de la grosseur d’un moyen Melon, et de façon comme une pomme de Pin, sans pendre ni pancher d’un costé ni d’autre, vient de la propre sorte de nos Artichaux.

….. Et au reste quand ces Ananas sont venus à maturité, estans de couleur jaune azuré, ils ont une telle odeur de framboise, que non seulement en allant par les bois et autres lieux où ils croissent, on les sent de fort loin, mais aussi quant au goust fondans en la bouche, et estant naturellement si doux, qu’il n’y a confitures de ce pays qui les surpassent ; je tiens que c’est le plus excellent fruict de l’Amérique. Et de fait, moy-mesme, estant par-delà, en ayant pressé tel dont j’ay fait sortir pres d’un verre de suc, ceste liqueur ne me sembloit pas moindre que malvaisie. Cependant les femmes sauvages nous en apportoyent pleins de grans paniers, qu’elles nomment Panacons, avec de ces Pacos dont j’ay nagueres fait mention, et autres fruicts lesquels nous avions d’elles pour un pigne, ou pour un mirouer.

Ananas (p.326-327).

Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, (1578) texte établi et annoté par Frank Lestringant, Le Livre de Poche, 1994.

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Ce texte a fait l’objet d’un article, consacré à la problématique de la mise en langage des saveurs, véritable défi pour la littérature, et pour la critique gastronomique… (le lire)

A mettre en perspective avec l’article « ananas », dans le Grand Dictionnaire de cuisine, d’Alexandre Dumas (ici)

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