Comment peut-on parler d’un goût ?

Cet article a été publié dans les Cahiers de la Gastronomie , n°2, hiver 2010.
Il est à lire à la suite de deux extraits de textes de Jean de Léry, tirés de son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, (1578).

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Comment peut-on parler d’un goût ?
La langue, de l’espace de dégustation à l’espace du langage

Une relecture de Jean de Lery

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….. Une des problématiques majeures de la critique et du discours gastronomique concerne les ressources du langage en matière de goûts. Dépasser le « mmm,  c’est bon ! » [1], pour tenter de mettre en langage des saveurs relève du défi. Comment en effet peut-on parler d’un goût, l’extérioriser pour le faire passer du domaine de la sensation subjective à celui du langage, et de l’échange intersubjectif ?

….. Il n’y a évidemment pas de réponse définitive à une problématique aussi complexe. Elle concerne les mécanismes spécifiques du langage, en même temps qu’elle pointe les limites inhérentes aux langues elles-mêmes, en tant que reflets d’un système culturel propre à une communauté. Car, en réalité, la description d’un goût (culturel) n’est-elle pas d’abord tributaire du vocabulaire et de la grammaire d’une langue (tout aussi culturelle) ?

….. La chose devient beaucoup plus claire face aux difficultés de la traduction. Certaines langues possèdent en effet quinze mots, soit quinze nuances pour décrire ce que d’autres langues ne désignent que comme une chose unique. La confrontation de systèmes culturels différents soulève donc de manière forte la question des limites de la langue en matière d’expression. Tout particulièrement dans le domaine du goût et des sensations intimes, qui impliquent le sujet bien au-delà de la pure ratio : ici, on touche précisément à la problématique du logos – langage organisé par la raison – dans ses rapports avec la sensation physique, difficile à exprimer à travers cette structure rationnelle. Comment peut-on parler d’un goût ?

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….. Parmi ceux qui ont dû faire ouvertement face à cette question, le cas des voyageurs est tout à fait éclairant. – Justement à cause de leur confrontation directe à la différence des mondes. Ainsi, le texte de Jean de Léry, l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, soit l’un des premiers récits du XVIe siècle s’essayant à décrire le Nouveau Monde aux habitants de l’Ancien [2], selon une approche extraordinairement moderne de ces questions. Jean de Léry entreprend en effet d’y raconter non seulement ce qu’il a vu, mais aussi ce qu’il a goûté, senti, entendu [3] lors de son séjour au Brésil. Mais face à ses contemporains européens, qui n’ont pas d’idée préalable de ce dont il parle, il se retrouve aux prises avec le langage même, et confronté aux limites de la parole lorsqu’il s’agit de rendre compte de son expérience, notamment gustative.

….. La question devient ici : comment décrire un goût, quand il n’a pas de référent dans la sphère culturelle de l’interlocuteur ? Comment parler de la banane ou l’ananas à celui qui n’en a jamais vu / mangé ? Et quand il n’y a pas même de mot dans la langue pour le désigner ?

….. Déjà, on constate souvent à quel point parler du goût d’un produit ou d’un plat, même au sein d’une culture partagée, est loin d’être un exercice évident : le vocabulaire doit être travaillé, les termes puisés dans les moindres ressources de la langue. Mais qu’au lieu, par exemple, de parler de la blanquette à un français, c’est à dire d’un patrimoine commun, il s’agisse pour un français d’en parler à des inuits (donc de sortir d’un système culturel partagé) et la langue se retrouve comme à cours de ressources. L’échange cristallise toutes les difficultés de l’exercice, et le problème de la mise en langage des saveurs se pose dans toute sa complexité. – Avec comme une invitation à mener une réfléxion plus globale sur l’altérité, et sur la dimension hautement culturelle du goût, du produit, et du langage.

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….. Quelles sont alors les stratégies du langage à mettre en oeuvre pour pallier cette défaillance de la langue ? Dans son texte, on constate que Léry a recourt à une méthode comparatiste, qui passe souvent par un travail de l’analogie différentielle : il établit en effet tout un système d’analogies, de comparaisons, qu’il mutiplie pour essayer de cerner l’objet banane. Or, en superposant les comparants, à partir d’un comparé unique, il souligne précisément à quel point ce n’est jamais tout à fait cela. – Les descriptions fonctionnent comme des miroirs brisés. L’objet se diffracte en reflets hétéroclites.

….. Ainsi, du point de vue du fonctionnement du texte, on note que la banane est d’abord décrite par son aspect : Paco est « de forme assez ressemblant à un Concombre, et ainsi jaune quand il est meur » mais à la différence du concombre, il pousse en régiment. On ne saurait donc s’arrêter là pour rendre compte de ce fruit inédit. Reprenant sa description comparatiste, Léry rapproche ensuite la banane de la figue, quant au goût (« vous diriez en le mangeant que c’est une figue ») tout en marquant bien que ce n’est pas non plus exactement cela [4]. Enfin, poursuivant une démarche d’une étonnante modernité, en ce qu’elle donne à lire les prémisses de l’éthnologie contemporaine, Léry a soin de replacer chaque fruit dans son contexte : la banane « doit estre tenu pour l’un des plus beaux et bons fruicts de ceste terre du Bresil », elle qui a « le goust plus doux et savoureux que les meilleures figues de Marseille » [5].

….. Ainsi, selon le principe de l’analogie différentielle, on voit bien comment, au moment où il rapproche deux fruits, le texte dit simultanément leur différence. Ressemblance n’est pas identité. Alors, la description peut se gonfler sous le jeu des variations infinies, tandis que les comparants se multiplient, – glaeuils, aloes, chardon, pomme de pin, melon, framboise, malvoisie, etc. L’analogie devient un mode d’engendrement du texte. – Puisqu’on ne peut jamais dire le goût, il faut au moins le cerner, même si cette opération ne fait que souligner l’impossibilité de décrire ce goût, qui est  toujours ailleurs.

….. Dans cette démarche comparatiste, la similitude n’est jamais une assimilation ; Léry se contente de cerner et de mettre en avant l’altérité d’une saveur, sans jamais la réduire, l’identifier. Il est d’ailleurs significatif qu’il ait pris soin de conserver le nom du fruit en langue indienne. « Paco » pour la banane, ou « Ananas », en italique dans le texte. Dire Paco ou Ananas, c’est en effet déjà dire l’étrangeté du fruit, et, dans l’impossibilité de traduire, celle de lui trouver un équivalent français. Or, l’introduction du mot brut, en langue tupi dans le texte, est soulignée et redoublée par l’utilisation de l’italique, marque typographique de la parole de l’autre, comme pour mieux souligner la dissemblance, et l’absence d’équivalent dans l’Ancien Monde. Elle est encore renforcée par l’absence de déterminant : le mot, Paco ou Ananas, fonctionne comme un nom propre, et devient le marqueur d’une étrangeté superlative.

….. Banane ou ananas, on voit comment décrire l’indescriptible, c’est d’abord pour Léry souligner le caractère indescriptible du goût. Par le biais de l’analogie, et des marqueurs typographiques, dire l’impossibilité de dire (qui va de pair avec une impossibilité de traduire), de rendre compte des richesses de ce monde nouveau, et des sensations qui accompagnent la vision de ces fruits (goût de l’ananas, odeur du manioc) devient une façon paradoxale de décrire, et le support d’une amplification infinie du texte et de l’imaginaire – puisque le référent échappe toujours. Point aveugle du texte, la saveur du fruit ouvre comme une béance entre les lignes, à combler par l’imaginaire.

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….. Ce récit du XVIe siècle offre ainsi une réponse extrêmement moderne à la question de la mise en langage des saveurs. L’étonnante « fraîcheur du regard » [6] dont témoigne Jean de Léry favorise la mise en place de différentes stratégies de langage, assez semblables à celles qu’on pourrait identifier dans les littératures gastronomiques contemporaines. – De là, une véritable interrogation à mener sur les structures de la langue, les ressources du langage, et sur la dimension culturelle du goût, qu’ils reflètent autant qu’ils l’infléchissent.


Caroline Champion …..

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Notes

[1] Sans parler du « mmm, ça a l’air trop bon! » qui fleurissent les commentaires de blogs de cuisine…!

[2]. Jean de Léry est en effet l’auteur d’un des premiers récits de voyage au Brésil. Au XVIe siècle, alors que l’Europe est déchirée par les guerres de religion, il prend part à la petite expédition qui part rejoindre Villegagnon au Brésil pour tenter d’y fonder un refuge protestant. A son retour, il entreprend de rendre compte de son expérience en rédigeant son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil. Or, si sa parole s’inscrit dans les préoccupations d’époque en matière de cosmogonie et de débats théologiques, le texte va beaucoup plus loin, – quelque chose déborde : Léry est en train d’inventer l’ethnographie. Son Histoire… sera même considérée comme un véritable « bréviaire de l’ethnologue » par Lévi-Strauss. (cf. Tristes Tropiques, Plon, 1955).


[3]. Avec une précision qui annonce le travail ethnographique, il s’attache par exemple à rendre compte des chants des indiens toüoupinambaoults qu’il a fréquentés là-bas. Et va jusqu’à ajouter à la fin de son édition des portées musicales, qui tentent de les faire revivre…

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[4]. Si cette analogie figue/banane a de quoi surpendre le lecteur du XXe siècle, largement familier de ces deux fruits, elle pointe de façon inattendue leur similitude de texture, grasse et onctueuse, et la proximité de sucrosité enveloppante.

[5]. C’est nous qui soulignons.

[6]. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, op. cit.


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Pour en savoir plus sur Jean de Léry, voir notamment :

– Frank Lestringant, (dir.), D’Encre de Brésil, L’atelier de la Renaissance, 1999.

– Frank Lestringant, Jean de Léry ou l’invention du sauvage. Essai sur l' »Histoire d’un voyage faict en terre du Brésil », Champion, « Unichamp », 1999.

– Claude Lévi-Strauss, Tristes Topiques, Plon, 1955.

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12 réflexions au sujet de « Comment peut-on parler d’un goût ? »

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  3. Propos réjouissant et éminemment intéressant, exposé dans un texte enfin long, chère Mademoiselle. En citant les relevés musicaux de Jean de Léry, vous touchez justement à la valeur de l’abstraction et aux limites de la notation. Notre notation musicale, de ton en demi ton, est difficilement capable de rendre les subtilités de quart de ton propre à d’autres cultures. Ainsi, la partition tout comme la recette codifiée par un vocabulaire propre à la cuisine, manquent d’indiquer le son propre à l’instrument, à l’interprete, à l’instant culturel, la couleur gustative du plat. Eux même, compliqués à replacer dans le contexte culturel et dans les échelles de valeurs de la culture émettrice et de la culture réceptrice. Chez certains peuples d’Afrique Centrale, la perception que nous limitons à gluant et mucilagineux est l’axe central du bon, du culturellement pensable, bon. Bon à être culturel. Pour essayer de faire court, dans ce commentaire restreint, le choix du style et de l’esthétique du texte, cherchant à replacer le goût au centre des valeurs culturelles observées ethnographiquement, peut être un essai d’approche, mais demande une grande humilité d’observateur et un aussi un grand bagage de références culturelles. Ce que font très rarement nos critiques gastronomiques mais que faisait déjà sacrément bien Jean de Léry.
    Je ne sais pas si c’est vraiment interessant ce que je viens de raconter. Mais vous m’épatez Mademoiselle.

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  5. Quant à parler du langage, utilisons les bons termes et supprimons un travers souvent fait : lorsque l’on parle du goût des choses on ne le fait pas puisque l’on parle dans la majorité des cas de leur odeur ou plus précisément de leur flaveur.
    Le langage du goût est effectivement terriblement restreint puisqu’il se limite simplement à quatre mots parlant des 4 saveurs (sucré, salé, acide, amer) dans notre monde occidental, enrichi progressivement par un 5e (umami), gain (?) de la mondialisation.
    Et si l’on se met à parler de nos capacités à décrire ce que nous percevons grâce à chacun de nos sens lorsque nous dégustons, il me semble qu’au delà de la richesse ou pauvreté de notre champ lexical, c’est plus notre propension à ne pas savoir nous abandonner et mettre de côté notre ego et nos certitudes, à ne pas réussir à sortir d’un cadre préétabli et d’une idée déjà préconçue et renforcée par la perception visuelle de ce que l’on goûte qui nous amène la plupart du temps à ne pas réussir à décrire ce que l’on ressent.
    je suis diététicienne et créatrice de Saperlipopote, blog et ateliers culinaires et de dégustation et j’interviens dans des écoles pour des ateliers de dégustation auprès des maternelles et élémentaires, et c’est un vrai bonheur mais aussi un vrai travail que de les amener à s’exprimer. Et ils arrivent alors à trouver que la noix de coco et la menthe peuvent avoir des points communs au niveau olfactif.
    Incroyable, non ?

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