Mots et représentations du goût : Comment parler d’un pot-au-feu à des inuits ? (synthèse)

Ce texte propose une synthèse des différents travaux concernant le goût publiés ici.
Cf. Les rubriques : Comment parler du goût ? Comment montrer un goût ?

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Quelques réflexions sur les représentations du goût, ou :
Comment parler d’un pot-au-feu à des inuits ?

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Les étrangers, dit-on, s’étonnent souvent de la capacité des français à passer des heures à table, et surtout à passer des heures à table en parlant cuisine, en évoquant les repas précédant et à venir … C’est sans doute là que réside la spécificité du « repas gastronomique des français », récemment mis à l’honneur par l’UNESCO : attention, il s’agit bien ici de gastronomie, non de cuisine. En effet, à la différence du mot cuisine, le terme de gastronomie se place résolument du côté de la table pour désigner l’art de dire et de manger, quand la cuisine nous parle d’un art de faire et de préparer. La figure du « critique gastronomique » en est le porte-parole, le représentant institutionnel. Celui qui sait apprécier, reconnaître, et surtout rendre compte de son expérience.

Or, une des problématiques majeures de la critique gastronomique concerne les ressources du langage en matière de goûts. Dépasser le « mmm, c’est bon ! » pour tenter de rendre compte des saveurs relève du défi : comment peut-on rendre compte d’un goût ? Par exemple, d’un pot-au-feu à des inuits ?

Plusieurs niveau de difficulté coexistent dans cette question :

– Du point de vue du sujet individuel d’abord, exprimer son plaisir gustatif, c’est mettre des mots sur son émotion, chercher à l’extérioriser pour faire passer une saveur du domaine de la sensation à celui du verbe et de l’échange. Exercice d’autant plus délicat que le goût met en jeu une part d’affectif qui semble résister à l’exercice de rationalisation imposé par le langage.

– Du point de vue de la langue, ensuite, parler d’un goût, c’est se confronter aux limites culturelles du langage forgé par et pour une communauté. Toute description n’est-elle pas tributaire du vocabulaire et de la grammaire d’une langue? On sait que certaines langues possèdent plusieurs mots, soit plusieurs nuances pour décrire ce que d’autres langues ne désignent que par un mot unique. Ainsi, les inuits n’ont pas d’équivalent pour dire « neige », mais possèdent quinze mots pour dire « glace ». De ce point de vue, si les français aiment à parler cuisine entre eux, jusqu’à quel point le discours gastronomique peut-il être traduit dans une autre langue, c’est-à-dire transposé dans une autre culture ?

En réalité, dans les deux cas, l’enjeu du propos gastronomique se situe au niveau de la mémoire. Collective et individuelle, c’est elle qui nous permet d’identifier un goût. Chaque dégustation procède par étalonnage : ainsi, je ne saurais apprécier le goût de ce pot au feu qu’en fonction de l’idée que je me fais du goût du vrai pot au feu. Sachant que cette idée que j’ai du goût que doit avoir le pot au feu est basée sur ma synthèse d’une collection de souvenirs gustatifs. Or, cette collection constitue également un référent culturel ; elle s’inscrit dans une mémoire collective autant qu’individuelle.

Le cas des voyageurs et autres explorateurs de saveurs est tout à fait éclairant. Pour celui qui sort de sa sphère culturelle, la question devient : comment décrire un goût, quand il n’a pas de référent dans la mémoire de l’interlocuteur ? Comment parler de la banane ou l’ananas à celui qui n’en a jamais vu / mangé ? Quand il n’y a pas même de mot dans la langue pour le désigner?

Pour tenter de rendre compte d’un goût, on peut examiner trois solutions :

Dire : L’évocation d’une saveur semble d’abord devoir passer par un récit, témoignage oral ou écrit. Un voyageur comme Jean de Léry (XVIe siècle) nous invite à prendre conscience des difficultés de l’exercice, mais aussi à envisager les stratégies possibles. L’usage répété de la comparaison (qui fait appel à des souvenirs proches, mais distincts) est sans doute le plus à même de décrire un goût, à condition de bien préciser ses limites  : car si par exemple l’ananas ressemble à la fois à un glaïeul, un aloès, un chardon, une pomme de pin, un melon, une framboise, etc, il ne s’y réduit pas. La similitude n’est jamais une assimilation. En dernière analyse, il s’agit de mieux dire l’impossibilité même de dire, en faisant appel à l’imagination de ses interlocuteurs (faute de pouvoir faire appel à leurs souvenirs).

Montrer : Face aux défaillances du langage, et à ses limites, le détour par l’image est-il une meilleur solution ? Si cette technique n’existait pas à l’époque de Léry, la photographie, omniprésente aujourd’hui dans l’univers alimentaire (publicité, blogs, livres de recette, etc.) pourrait-elle nous permettre de rendre compte du goût d’un pot au feu à des inuits ? En réalité, substituer les images aux mots ne fait que déplacer le problème. D’abord parce que la puissance d’évocation d’une image repose sur les souvenirs gustatifs qu’elle ressuscite ; ensuite parce que tous les goûts ne se laissent pas facilement voir, la photogénie d’un pot au feu étant réellement problématique, même pour qui connaît son goût.

Transposer : Ultimement, c’est sans doute du côté de l’art que réside la solution. La littérature recèle des pages magnifiques sur les saveurs d’un plat. Leiris, Proust, Colette ou Rilke ont su forger une langue apte à rendre compte de l’univers des saveurs. C’est la métaphore qui est ici le support privilégié du goût, parce que leur fonctionnement est identique : ils sont un appel d’air, une brèche ouverte sur l’imaginaire, collectif et individuel. Quelque chose échappe toujours, qui joue avec notre émotion. Le cinéma, en associant mots et images, temps et espace, serait-il l’art le plus propice à la représentation du goût ? Devrons-nous faire appel à Jean Malaurie pour rendre compte du pot au feu chez les inuits ?

Ce texte a été développé dans le cadre d’une conférence réalisée pour Culture et Sens.

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Pour approfondir cette question :

– Ecouter les émissions consacrées à ce thème sur RFI, ici et .

– Accéder aux catégories : Comment parler du goût ? Comment montrer un goût ?

4 réflexions au sujet de « Mots et représentations du goût : Comment parler d’un pot-au-feu à des inuits ? (synthèse) »

  1. Caroline,
    vos expériences, votre épicurisme, votre amour des autres sont purement sublimes !
    Bon sang qu’il est si bon de vous lire !

  2. « Chaque dégustation procède par étalonnage : ainsi, je ne saurais apprécier le goût de ce pot au feu qu’en fonction de l’idée que je me fais du goût du vrai pot au feu. »

    > Platon aurait la même chose.

  3. Votre approche philosophique sera nécessairement interpellée par le texte suivant qui a été publié dans le journal Le Monde voici quelques semaines.
    Bonne lecture. Cordialement.

    Le culte de la gastronomie

    Manger est-il la vocation majeure de la France ? Ce sentiment, hors de nos frontières, pourrait se renforcer depuis que l’Unesco a classé la gastronomie française au patrimoine de l’humanité. Nul ne doute qu’elle soit un art, un fait culturel. Or, elle est devenue un inévitable leitmotiv, au point d’être perçue comme un enjeu vital pour notre société. L’individu, non demandeur, se voit expliquer où, quoi, comment consommer, faire la brandade ou la gelée, détenir le secret de la meilleure raviole. Lentement, ses aspirations, le rôle des institutions, trouvent, avec candeur, des accointances avec l’art du bien consommer. Le débat sur l’identité nationale n’est plus utile, celle-ci porte un nom : gastronomie.

    Cette exigence, tenace, imposée aux individus comme principe de vie, ne fonde pas le vivre ensemble ; cette illusion appelle la lucidité, la lecture des mécanismes et des enjeux de ce qui s’immisce dans l’individu.

    Quelles sont les conséquences de l’instrumentalisation de la gastronomie ? A quelle place l’individu est-il assigné ? Quel type de société lui propose-t-on d’intégrer ? Comment une pratique sociale, n’ayant rien d’hégémonique peut-elle le devenir ? Outrance du phénomène : « la gastronomie à l’école ! » proposent Edouard Leclerc et tant d’autres. Ainsi construit-on un nouvel individu. Multisensoriel à l’origine, réduit au gastrosensoriel, désormais mono-désirant. La gastronomie flatte, avec raison, le plaisir. Elle gène quand elle devient un ordre au plaisir. Son point faible et sa limite : faire de la nourriture un moyen et une fin. Proposition qui aliène l’individu. Il lui manque une philosophie c’est-à-dire une âme collective. Peut-être parce que le naturel, l’affectif (toujours le prix) font figure d’arguments secondaires au regard de son message : manger libère, rapproche du bonheur.

    Livré aux médias, l’homme gastrofabriqué ne découvre rien, n’a pas droit à la nourriture sacralisée. Sur le petit écran, le défi héroïque de concurrents, consiste, sous l’œil de censeurs, à respecter des codes culinaires. Au risque d’être excommuniés. Passe pour le coté ludique ; mais il s’apparente à un dressage, les émissions à un foyer de rééducation. Mais l’instance qui évalue l’erreur, sanctionne, est la gastronomie. Moraliser la gastronomie lui confère le statut de référent social, elle qui n’a aucune vocation éthique. Sans que ce ne soit son intention, ne produit-elle pas de l’exclusion ? Comment mettre du sens quand on n’est pas invité à la même table ? C’est pourtant sur ce vide que le lien social est proposé. L’homme gastrofabriqué se sent frustré mais convaincu que son mal-être trouvera une solution dans cette communion virtuelle. Il va compenser plutôt que penser.

    Il n’empêche que cette conception de la gastronomie est prise dans une contradiction : elle doit émettre un message, improbable car prétendument pour tous, et entretenir l’image d’institution moralisatrice, légitimée. C’est le point principal. Ce projet peut servir de miroir pour penser notre société.

    Par quel truchement une société en arrive-t-elle à se faire croire que la culture se fonde sur des besoins biologiques ? Ancrée comme référence identitaire, ce passage obligé par la gastronomie malgré tout fascine, s’installe comme un code de communication culturel mis en scène et entretenu par les acteurs sociaux, tous domaines confondus. Lequel développe une sorte de fraternité factice alors qu’elle pourrait magistralement diffuser et rappeler des valeurs plus essentielles à notre vie sociale autiste, fragmentée, sans repères. L’obligation d’adhérer à sa vérité pousse le gastrofabriqué à se regarder consommer plutôt qu’à regarder le monde. Ailleurs aussi on cuisine, on consomme (quand on a), on partage et on pense. Ce partage artificiel n’a aucune chance de lui fournir un sens dans sa vie ; Ce modèle, partant d’un instinct fondamental, dépossédant l’individu de son autonomie pour l’enfermer dans un dogme, notre civilisation l’a inventé. A partir du bien manger…

    SOUMISSION AU DOGME

    Cette gastronomie instrumentalisée est-elle bien placée pour transmettre des valeurs ? La jeune génération qui aspire à se projeter, à inventer, à s’extraire d’un monde matérialiste à la spiritualité défaillante, ne pourrait trouver dans ce spectacle d’échanges de recettes entre adultes les outils pour bâtir le monde de demain. Le phénomène est assez nouveau pour se poser la question : lorsque ces adeptes culinaires, une bonne frange de la société, se réfugient dans l’enchantement, aussi légitime soit-il, de la préparation d’un plat, n’est-ce pas le signe d’un changement de comportement social plus profond ? Ce nouveau mode de penser, cette éligibilité, que révèlent-ils sur notre société ?

    Certes, l’univers culinaire est investit avec une imagination redéfinissant les frontières entre les saveurs ou les ingrédients. Il s’agit d’autre chose. Il s’agit du choix délibéré de certaines valeurs au détriment d’autres. L’homme politique, l’écrivain, l’employé de banque, l’intellectuel, et autres, sont « tendance », font partie des adeptes. Non par dressage. Si bien que la gastronomie côtoie les sujets les plus tragiques, est considérée avec la même gravité. Au nom de quoi ce déplacement d’intérêt, cette casquette substitutive ? A la faveur de quoi caresser cette nouvelle image ? Doit-on y voir l’émergence de nouveaux territoires pour l’humanisme de demain, où de façon opposée, le signe de la vacuité intellectuelle de notre époque ?

    La « gastronomie instrumentalisée » renvoie à ces questions de société. Elle remet en mémoire que la soumission au dogme, la passivité, ne se soucient guère des conséquences sociales qu’elles engendrent, qu’elles sont un signe. Signe que les garde-fous d’une exigence et d’une responsabilité choisies auraient alors disparus.

    François-Robert Zacot

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