Comment montrer un goût ? Une proposition d’analyse de la photographie culinaire

Cet article a été publié dans les Cahiers de la Gastronomie (printemps 2010). Il fait écho à l’article « Comment peut-on parler d’un goût« , publié précédemment.
Une série d’études et de matières à penser lui tiennent lieu d’introduction et d’illustration :
étape 1 : A propos de la relation entre l’oeil et le goût
– étape 2 :
photogénie du goût : peut-on tous les montrer ?
– étape 3 :
montrer un goût  démos de chefs et photographie culinaire.


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Comment montrer un goût ?



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Une proposition d’analyse de la représentation du goût dans la photographie culinaire [1]

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Saveurs fugitives, matière éphémère, moments fugaces, la cuisine joue avec le temps, le déjà-fini. Au même moment, elle s’inscrit dans une temporalité plus vaste, une durée particulière, puisque dans le goût, comme le rappelle très justement B. Beaugé, « la mémoire joue un rôle primordial […] c’est elle qui permet la constitution de ces ‘images’ appelées ‘goûts’ ».

Or, lorsqu’il s’agit de fixer une saveur exceptionnelle, de lutter contre sa disparition physique pour tenter d’en saisir l’instant, notre mémoire gustative dispose de deux alliés, qui la structurent autant qu’ils la sollicitent :

– Le langage d’une part, qui permet de fixer un goût présent, de le nommer, de l’identifier en fonction de nos souvenirs, comme pour le retenir [2].
– Les images d’autre part, qui jouent avec nos souvenirs gustatifs, sous la forme de ces ‘images mentales’ que sont les ‘goûts’ du point de vue des neurosciences, mais aussi, plus concrètement, par le travail de la photographie.

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Langage, images : le goût des souvenirs

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A côté des mots du goût, et de la propension si souvent évoquée de certains pays à parler cuisine, repas et souvenirs gustatifs, il existe en effet tout une imagerie (imaginaire) de la cuisine, qui prolifère depuis une cinquantaine d’années sous forme de photographies culinaires.

D’abord essentiellement explicative, complément visuel de la recette dont elle déployait les ingrédients autant que le résultat, la photographie culinaire semble avoir progressivement gagné en autonomie, en se concentrant sur la représentation de plats achevés, allant jusqu’à prendre plus de place que la recette elle-même [3]. Or, le fonctionnement de cette représentation de plats gagnerait à être analysé à partir de son rôle dans l’enracinement mémoriel d’une saveur. Re-présenter, présentifier un goût : l’enjeu de la photographie culinaire n’est-il pas celui d’une victoire sur le fugace ? C’est bien là le sens des milliers de photographies qui circulent sur les blogs, qu’il s’agisse de souvenirs de plats savourés dans des grands restaurants, ou d’immortalisation de réalisations personnelles.

Or si le pouvoir de la vue en matière d’évocation et d’appétence n’est plus à démontrer (la publicité l’a bien compris), il faut rappeler que la force des images repose essentiellement sur des principes mémoriels. Notre comparaison avec le langage prend alors tout son sens. Car si, comme les mots, les images ont le pouvoir de faire revivre un goût passé, et de réactiver les souvenirs d’un précédent repas en allant puiser dans sa mémoire ; de la même façon, les évocations photographiques d’un plat ne fonctionnent que si elles peuvent faire appel à un souvenir, à un référent gustatif qu’elles ne feront que réactiver. Ainsi, une photographie de fraises melba, de banane ou d’ananas (pour reprendre des exemples bien connus) ne suscitera notre gourmandise que dans la mesure où nous en connaissons déjà le parfum … Au contraire, en feuilletant un ouvrage de botanique, la vision de fruits totalement exotiques ne pourra que susciter notre admiration, développer notre imagination, sans véritablement éveiller notre appétit.

La photographie est donc structurée comme un langage ; comme lui, elle est aux prises avec le temps, la mémoire. En matière d’évocation du goût, image et langage sont même souvent complémentaires. Ainsi, la photographie permet de pallier les défaillances de la langue, en montrant ce que les mots ne parviennent à décrire ; à l’inverse, la légende d’une image est souvent le seul moyen d’accéder à son sens : il y a des goûts ne se laissent pas saisir à l’œil nu, des plats qui ne montrent rien, leur surface faisant obstacle à l’imagination des saveurs qui les composent. C’est le cas d’un verre de vin, où le langage s’impose comme le complément nécessaire à l’imagination de sa palette gustative. On peut aussi imaginer un dessert extrêmement appétissant, qu’un sous-titre « cake banane jus d’huître » viendrait renverser. Car la photographie, en tirant sa force de nos souvenirs, s’offre comme une surface de projection gustative, présentant une réalité fantasmé, détachée des qualités gustatives réelles du plat (qui peut être trop salé, ou assaisonné de jus d’huître, sans perdre sa puissance d’évocation et d’appétence). – L’image d’un plat n’a de saveurs que celles que nous pouvons lui prêter en fonction de notre mémoire.

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Photogénie des goûts : peut-on tous les montrer ?

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A ces premières analyses de la photographie culinaire, il faut toutefois ajouter une nouvelle interrogation, afin d’aller plus loin dans notre étude : car, par delà les souvenirs que nous en avons, tous les goûts sont-ils montrables ? Certains le sont-ils plus que d’autres ? Comment peut-on, par exemple, montrer le goût d’une blanquette, ou d’un tripou ? En effet, quelle que soit leur efficacité gustative, certains plats semblent rapidement tourner à l’irreprésentable ; leurs images suscitent le dégoût, plus qu’elles n’en évoquent le goût. On touche ici à la dimension visuelle du goût, et à la notion de « plat photogénique ». Pour préciser notre analyse de la photographie culinaire, il convient donc d’interroger les critères sur lesquels s’effectue la disqualification visuelle de certaines saveurs.

A y regarder de plus près, il semble que globalement, la ligne de partage s’effectue d’abord entre le cru et le cuit. Il y aurait une photogénie du cru, du brut, du vivant. Ainsi, dans Spoon d’Alain Ducasse, le photographe Thomas Duval propose très peu de représentations d’aliments cuits. De la même façon, lors du Festival de Photographie Culinaire organisé l’an dernier à Paris, la majorité des travaux exposés utilisaient des aliments crus. Poissons, fruits, ou légumes, autant de saveurs à apprécier à l’état brut. – Quant au cuit, on lui ajoute généralement au moins une touche de cru pour le mettre en scène : ainsi la soupe aura nécessairement ses nénuphars, la viande ses fanes de carotte, branches de céleri, et autres touches de persil … De ce point de vue, le plus bel exemple de photogénie du cru et du cuit est certainement le gargouillou de Michel Bras !

Si elle obéit certainement à des exigences d’épure et de légèreté (établissant une corrélation entre esthétique de l’image et diététique du goût), cette opposition visuelle du cru et du cuit s’explique sans doute par la spécificité même de la technique photographique. Elle nécessite en effet un maximum de contraste en matière de couleurs, de textures et de lumière. Les produits à l’état brut en offrent de splendides. Au contraire, les longues cuissons et les plats mijotés tendent à réduire ces contrastes au profit d’une compénétration, d’une con-fusion des saveurs qui en deviennent immontrables. D’où une hiérarchie implicite, au sein même du cuit photogénique : car outre le cru, il est en effet encore possible de représenter le rôti, parce qu’il conserve une opposition marquée entre intérieur et extérieur, – tandis que le braisé, ou pire, le bouillon, aboutissent au contraire à une transmutation indifférenciée des ingrédients.

C’est sans doute sur le même principe du reconnaissable qu’on peut comprendre le paradigme de la texture, et le très net privilège esthétique accordé au dur, au sec, et au croûté, par rapport au mou, à l’enrobant, au gras et au gluant [4]. Ainsi, la sauce est l’ennemi de l’objectif dès lors qu’elle ne se contente pas de venir souligner le plat d’un trait sur le bord de l’assiette, mais qu’au contraire elle l’enveloppe de sa texture crémeuse et veloutée … Toutefois, notre analyse du goût photogénique ne saurait invoquer exclusivement des contraintes techniques, des nécessités de contraste et un impératif photographique du reconnaissable pour justifier les paradigmes esthétiques qu’impose (apparemment) l’aliment. En effet, le bannissement de la sauce est relativement récent : la cuisine des années 50-60, celle que Barthes analyse et qualifie de « cuisine ornementale »[5], cette cuisine-là sauce, nappe, enveloppe au contraire. C’est pourquoi, pour comprendre le degré de photogénie d’un goût, mieux vaut sans doute davantage faire appel à l’imaginaire culturel d’une époque. On retrouve alors la dimension mémorielle de la photographie, à l’échelle d’une société, et d’une époque : car si la photographie fixe, date, immortalise, elle témoigne par là même d’un temps passé, voire dépassé – selon le jeu des modes et des tendances culinaires [6]. Son efficacité en matière d’appétence est ainsi également soumise au temps, et à l’évolution des goûts – il suffit de feuilleter des livres de recette des années 60 pour s’en rendre compte !

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Esthétisme et picturalisation du goût

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Toutefois, avec ou sans sauce, faut-il dire, avec Roland Barthes, que la « cuisine ornementale », celle de la présentation et de la représentation, est en définitive « une pure cuisine de la vue, qui est un sens distingué »[7] ? Cette question nous ramène à aux enjeux mêmes de la photographie culinaire, et aux propriétés visuelles de son média. Montrer un goût, le paradoxe est de taille, et l’équilibre à établir entre l’œil et le goût extrêmement délicat. D’un côté en effet, on vient de souligner le pouvoir de la vue quant à l’évocation des saveurs d’un plat, la vision fonctionnant comme le  préliminaire nécessaire à la dégustation, selon toutes les déclinaisons culturelles de l’appétissant [8]. Mais, fidèle aux particularités de son média, la photographie va souvent plus loin, travaillant essentiellement l’aliment dans son esthétique visuelle, au profit d’une certaine picturalisation du plat. – De ce point de vue, en privilégiant le brut au détriment du cuisiné, la photographie culinaire actuelle ne rejoint-elle pas directement la tradition picturale de la « nature morte », avec ses mises en scènes de poires, ses homards, et ses paniers de légumes crus [9] ?

On bascule alors dans une mise en scène alimentaire qui s’effectue au profit d’une esthétique essentiellement visuelle. Le goût en est comme évacué, au profit du regard et du plaisir de la contemplation d’aliments désincarnés, voire éthérés. Ici, la photographie a abandonné toute dimension explicative, cessant d’être une invitation à faire pour être davantage une incitation à consommer (le plat, le paquet de biscuits ou le livre de recette, qu’on achète surtout pour ses belles images …) au profit d’une fonction purement contemplative ; elle permet une consommation fantasmatique de l’aliment, décontextualisé par l’emploi systématique de la macro, et par le travail de la lumière. L’image désodorisée, désincarnée, devient un moyen de spiritualiser l’aliment … – Quitte à aboutir à des aberrations gustatives, comme la présence d’un piment entier aux côtés d’une daurade (soit un plat immangeable).

Toutefois, si le primat de la vue est tout à fait compréhensible du point de vue de la photographie, art visuel par excellence, sa vocation esthétique semble avoir trouvé un écho jusque dans la pratique des chefs eux-mêmes. Aujourd’hui plus que jamais, la cuisine se donne à contempler, attire l’œil, et, dans certains cas, aspire à une efficacité plus visuelle que gustative. Prise dans les contradictions qui tissent les relations entre art et cuisine, celle-ci choisit de mettre l’accent sur la dimension photogénique de ses plats pour asseoir son propre statut artistique. Cultivant la comparaison avec les Beaux-Arts visuels, les assiettes sont désormais construites comme des tableaux, fonctionnent comme des totalités achevées, mises en scène à l’extrême. C’est Carlo Crisci utilisant un pinceau pour déposer un trait de sauce sur son bord d’assiette, Jean-François Piège proposant des plats dont la perfection géométrique appelle la photographie.
– Et revoilà les blogueurs, munis de leurs Reflex, immortalisant chaque plat … au risque, hélas, de manger froid !

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Caroline Champion

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Notes :

[1]. Notre approche étant celle du goût, tout un pan de la « photographie culinaire » se trouve naturellement exclu de notre propos, dès lors qu’elle utilise le matériau alimentaire comme un objet plastique, soit un ensemble de textures et de couleurs, et développe une esthétique purement visuel, qui flatte l’oeil du spectateur sans faire appel à son imagination gustative. A l’opposé d’une photographie de goûts, illustrant les livres et fiches de cuisine, on peut ainsi citer les très belles photographies de Mathilde de L’Ecotais, où l’aliment est un matériau presque méconnaissable, et son goût hors de propos.

[2]. Avec toutes les difficultés que comporte l’exercice, et les problèmes que pose l’articulation entre les référents communs de la langue et les souvenirs, affectifs, sensibles, individuels. Sur cette question, voir notamment notre analyse de « Comment peut-on parler d’un goût ? », et l’article de B. Beaugé dans Les Cahiers de la Gastronomie n°3.

[3] Au moins dans les raisons de l’achat du livre de recette, qu’on acquiert parfois plus pour ses belles images que pour l’efficacité de ses recettes !

[4] Des jeux de transparences permettent toutefois de transformer ce paradigme des textures, comme dans le livre d’Alain Ducasse, Spoon, qui utilise un rétro-éclairage des aliments pour modifier les effets dévastateurs du gélatineux. Alors, la texture cède la place à la lumière …

[5] « La cuisine ornementale » in Roland Barthes, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957. Voir notamment, p. 141: «Dans cette cuisine, la catégorie substantielle qui domine, c’est le nappé : on s’ingénie visiblement à glacer les surfaces, à les arrondir, à enfouir l’aliment sous le sédiment lisse des sauces, des crèmes, des fondants et des gelées. Cela tient évidemment à la finalité même du nappé, qui est d’ordre visuel ».

[6] Ainsi, aujourd’hui, le plat photogénique est comme nécessairement diététique. – La sauce bannie, c’est la Nouvelle Cuisine, la cuisine minceur de Michel Guérard, autant que la nécessite objective de la photographie. De la même façon, aux problèmes de texture, de couleur que pose la représentation de la blanquette, s’ajoutent des notions de légèreté et de diététique. Le dégoût visuel que peut provoquer un plat (dont l’efficacité gustative n’est pas en cause) est alors directement lié à une esthétique du svelte, de l’épuré, de l’aérien …

[7] Barthes, 1957, p. 141

[8] Au point que dans cerains cas, l’image d’un plat peut aller jusqu’à influencer la perception de son goût, selon un principe qu’on pourrait certainement analyser à la lumière du fonctionnement de l’effet placebo.

[9] Quitte à ce que cette picturalisation de l’image, cette esthétisation de l’aliment par le cru s’effectue au détriment de la cuisine, qui est fondamentalement affaire de cuisson, de mélange et de transmutation alchimique : c’est presque par abus de langage qu’on parle ici de « photographie culinaire » : « photographie de dégustation » serait sans doute plus exact  – au moins dans le cas qui nous intéresse, toutes les photographies d’aliments ne travaillant pas à la réactivation du goût, comme nous le précisions dès la note 1.

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A lire aussi, à propos du goût : Comment parler d’un goût ?

En guise de réponse :

– un article consacré à cette question ,

– des textes de Jean de Léry, et d’Alexandre Dumas, et deux sonnets de Rilke ici et là.

– une émission dédiée à cette question sur RFI.