Le beurre, fidèle compagnon du pain : Autour de la tartine de Colette

N’en déplaise aux tenants du régime crétois, comme aux partisans de la margarine et autres succédanés, s’il y a quelque chose qui accompagne merveilleusement le pain, c’est bien le beurre ! ll y a dans cette association de textures fondantes et croustillantes, de notes végétales et animales, un équilibre unique, d’une simplicité désarmante, joyeusement gastronomique…

Cette vieille complicité fait le plaisir des gourmands depuis au moins 1596, première occurrence attestée du mot « tartine » comme synonyme exclusif de « tranche de pain beurrée »[1]. Toutefois, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les doctes n’auront de cesse de dénoncer ce terme, considéré comme familier, « très en usage » mais « pas français », selon J.-F. Rolland, qui le condamne dans son Dictionnaire du mauvais langage (1813), tandis que J.-F. Michel l’inscrit dans son Dictionnaire des expressions vicieuses (1807).

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Familière, débonnaire, la tartine participe d’une culture populaire, d’une économie du plaisir bien spécifique. Elle se distingue notamment du monde de la brioche et autres viennoiseries : dans un cas, le raffinement implique la fusion totale du beurre et du blé ; dans l’autre, la gourmandise appelle la juxtaposition des ingrédients, qui conservent leurs spécificités tout en se compénétrant…[2]

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Plus croûte que mie ? A propos du « Pain » de Francis Ponge

En matière de pain, l’humanité est divisée en deux catégories : les plus « mie que croûte » et les plus « croûte que mie ». Il y a ceux qui tueraient pour un croûton, et ceux qui le dédaignent à la faveur d’une tranche de miche, plus moelleuse et généreuse en mie, comme son nom l’indique… Deux modalités du pain, tributaires l’une de l’autre, indissociables bien que différemment appréciables. Tout panophile qui se respecte est bien conscient de cette dialectique : le jeu des préférences est d’abord une affaire de dosage entre matière et surface. D’un côté, une acidité croustillante, légèrement teintée d’amertume. De l’autre, une élasticité tendre, plus explicitement sucrée. Sachant, bien entendu, que la préférence qu’on a pour l’une n’a de valeur qu’en présence de l’autre. Un pain qui ne serait que croûte tournerait aussitôt à la biscotte, une miche sans croûte virerait au pain de mie…

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Or, ce réseau de matières, de textures et de goûts témoigne ouvertement du processus de fabrication du pain, issu d’un simple mélange de farine, d’eau et de sel, fermenté et pétri à plusieurs reprises avant d’être passé au four. Les alvéoles de la mie nous parlent ainsi du travail de la pâte, levant, poussant, s’épanouissant silencieusement dans l’obscurité humide du fournil. Mystérieuse opération, productrice de goûts et de symboles, qui sera brutalement suspendue au moment de la cuisson. La chaleur du four suspend en effet d’un coup l’altération de la pâte. Implicitement, c’est une purification par le feu, qui vient soudain neutraliser la fermentation, et une partie des significations qu’elle véhicule. L’activité du levain est ainsi contenue, figée dans le four. Seule la mie en conserve l’empreinte, comme une trace fossilisée, enfouie sous la croûte, qui manifeste au contraire l’action du feu jusque dans sa couleur.

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De l’art de tremper sa soupe

Quoi de plus réconfortant qu’un bol de soupe fumante en cette période hivernale ? Qu’elle soit de nouilles, de poisson ou de légumes, la soupe concentre tout le charme du mijoté. Elle nous parle d’un temps long, celui de sa préparation, dont témoigne la disparition presque totale de ses ingrédients initiaux, à la faveur d’un tout fumant, d’un tout brûlant, d’un tout savoureux… Elle s’inscrit également dans un temps plus vaste encore : celui de la mémoire, et d’une histoire à la fois individuelle et collective.

Soupe

Appel à souvenir, la soupe évoque presque immanquablement les grimaces de l’enfance, le « mange ta soupe, ça fait grandir » venant encourager l’absorption de ce magma épais, d’autant plus suspect que sa teinte brunâtre, verdâtre ou orangée fera nécessairement obstacle aux tentatives d’identification. Dès lors, on aura soin de lui adjoindre une cuillerée de crème fraîche ou un nuage de lait, d’une douceur toute maternelle, avant d’y jeter une poignée de croûtons, véritables bouées de sauvetage ajoutant à cette soupe le croquant qui lui faisait défaut… à condition de les repêcher rapidement ! Au risque, sinon, de les voir se dilater jusqu’à dissolution, tripler de volume pour finir en chapelet tiède et spongieux.

Pour réussir à avaler sa soupe, l’humanité a également développé un art de la tartine, version augmentée du croûton, où le trempage remplace le repêchage. Dans cette opération, le choix des armes est décisif, sous peine de voir s’effondrer l’édifice. « Le bon pain fait les bonnes soupes », dit-on. Avec son large soubassement de croûte, la baguette est tout à fait indiquée, notamment pour les débutants. Le pain de campagne, détaillé en tranches épaisses, possède quant à lui une capacité d’absorption supérieure. Hélas, sa mie double face le rend aussi plus vulnérable au moment du grand plongeon dans l’humide. D’où l’importance de l’étape grille-pain, indispensable pour conférer à ce type de tartine la résistance règlementaire, prolongeant l’étendue de sa croûte sans pour autant la rendre imperméable.

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Éloge du Pain

Extrait de mon Éloge du Pourri (à paraître un jour), ce texte a été publié dans Gastronomie Magazine, en guise de préambule à la soirée « Voyage dans l’imaginaire des céréales », qui se tiendra le 4 juin 2013 au Grand Auditorium de la BNF, à partir de 18h30.

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Un plaisir universel

Aliment familier, d’une simplicité désarmante, le pain est un mélange de farine, d’eau et de sel, fermenté et pétri à plusieurs reprises avant d’être passé au four. Qu’il prenne la forme du khoubz arabe, du vollkornbrot allemand, ou du damper australien, il est universel dans son principe, par-delà la dimension culturelle dont témoignent ses multiples recettes, d’une diversité infinie. La vaste palette de ses saveurs sucrées, où le moelleux se mêle au croustillant, accompagne tous les âges de la vie, depuis l’enfance où il succède au lait, dont il partage symboliquement la blancheur. Sucré, rassurant, il possède pour chacun une dimension profondément affective. Aliment nourricier par excellence, on le retrouve sur toutes les tables, à tous les repas. Avec lui, la nécessité devient savoureuse. Il symbolise la richesse du pauvre ; mais les populations les plus aisées, rassasiées, ne l’ont pas délaissé pour autant.

En France, dans sa version baguette, il est l’allié indispensable des tartines, celles du petit déjeuner comme celles du goûter, la clef de voûte des sandwichs et autres « casse-croûtes ». Version « campagne », il est le support irremplaçable des fromages et pâtés, (autant de produits qui déploient pour l’homme moderne un certain imaginaire du terroir). Quand sa mie est généreuse, il constitue l’outil idéal pour recueillir les sucs oubliés au fond de la poêle, pour savourer l’âme d’une sauce au fond de l’assiette et absorber les jus, les bouillons, les parfums et les goûts. Quand à la soupe, il en est l’essence même, puisque le terme a d’abord désigné le pain lui-même, sur lequel on verse du bouillon [1], avant de se déplacer pour qualifier ce liquide végétal qu’on accompagne volontiers de quelques tranches de pain … Or, précisément, accompagner, n’est-ce pas justement « manger du pain avec » ?

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