Plus croûte que mie ? A propos du « Pain » de Francis Ponge

En matière de pain, l’humanité est divisée en deux catégories : les plus « mie que croûte » et les plus « croûte que mie ». Il y a ceux qui tueraient pour un croûton, et ceux qui le dédaignent à la faveur d’une tranche de miche, plus moelleuse et généreuse en mie, comme son nom l’indique… Deux modalités du pain, tributaires l’une de l’autre, indissociables bien que différemment appréciables. Tout panophile qui se respecte est bien conscient de cette dialectique : le jeu des préférences est d’abord une affaire de dosage entre matière et surface. D’un côté, une acidité croustillante, légèrement teintée d’amertume. De l’autre, une élasticité tendre, plus explicitement sucrée. Sachant, bien entendu, que la préférence qu’on a pour l’une n’a de valeur qu’en présence de l’autre. Un pain qui ne serait que croûte tournerait aussitôt à la biscotte, une miche sans croûte virerait au pain de mie…

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Or, ce réseau de matières, de textures et de goûts témoigne ouvertement du processus de fabrication du pain, issu d’un simple mélange de farine, d’eau et de sel, fermenté et pétri à plusieurs reprises avant d’être passé au four. Les alvéoles de la mie nous parlent ainsi du travail de la pâte, levant, poussant, s’épanouissant silencieusement dans l’obscurité humide du fournil. Mystérieuse opération, productrice de goûts et de symboles, qui sera brutalement suspendue au moment de la cuisson. La chaleur du four suspend en effet d’un coup l’altération de la pâte. Implicitement, c’est une purification par le feu, qui vient soudain neutraliser la fermentation, et une partie des significations qu’elle véhicule. L’activité du levain est ainsi contenue, figée dans le four. Seule la mie en conserve l’empreinte, comme une trace fossilisée, enfouie sous la croûte, qui manifeste au contraire l’action du feu jusque dans sa couleur.

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