Forts fromages de fermage (Eloge du pourri, extrait)

Il existe une version domestique du champignon : le fromage. En matière de « pourri », de l’oreille de judas à la tête de moine, il n’y a qu’un pas… Ils participent tous deux de cette oscillation entre nature et culture, mort et fécondité, animal et végétal – jusque dans leurs palettes aromatiques, associant volontiers le boisé au musqué, l’épicé au lacté, comme le beurré au noiseté. D’ailleurs, ne fait-on pas précisément des « girolles » avec la tête de moine ?

Mais s’ils s’organisent autour d’une symbolique commune, champignon et fromage sont loin de se confondre. Ils se situent en permanence sur deux polarités distinctes. Le premier est indissociable de l’automne, de la dégradation de l’été en hiver ; le second commence à fleurir au printemps, au moment où les bêtes retournent aux pâturages. Symbolique, cette différence de saisonnalité participe d’une antithèse chromatique fondamentale, où le roux s’oppose au vert et tranche avec le blanc.[1]

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De façon générale, sur l’axe du pourri, le champignon ressortit avant tout de la nature, alors que le fromage est un produit explicitement culturel. L’un jaillit comme par magie au milieu des bruyères, l’autre, au contraire, nécessite un temps long et un savoir-faire spécifique. Le fromage met ainsi en jeu une temporalité qui lui est propre, fruit de l’histoire et du travail des hommes.

En ce sens, même s’il possède une part de sauvage, par son goût, son odeur, qui témoignent de la fermentation qu’il met en œuvre, le fromage est culture. Par définition, il est « fait dans une forme »[2], une forme qui se signale par son aspect géométrique – pavé, pyramide ou cylindre – c’est-à-dire une forme telle qu’on en chercherait en vain dans la nature.[3]

(…)

Culturel par sa forme, le fromage l’est aussi par sa fonction. Gros ou petit, bûche ou meule, il s’inscrit en effet dans une problématique du pour plus tard, qu’il partage notamment les charcuteries, entre autres produits fermentés. En premier lieu, il s’agit de gérer l’abondance subite d’une production, en prévision de la pénurie à venir. Face à la putréfaction naturelle qui se chargera immanquablement de faire tourner le lait que l’on vient de traire, comme d’altérer les cent kilos de viande du cochon que l’on vient de tuer, la culture offre deux réponses : cuire ou fermenter. Passer par le feu ou par le sel. La première solution est efficace pour une consommation immédiate ; la seconde permet une maîtrise particulière du temps, puisqu’elle offre la possibilité de garder pour l’hiver le produit du travail des beaux jours. (…)

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Aujourd’hui pourtant, en matière de conservation, il existe une solution alternative au saloir: le congélateur. Mais s’il offre une solution moderne et hygiénique à la problématique du pour plus tard, celui-ci n’a pas fait disparaître les fromages et charcuteries. Preuve s’il en est qu’en matière de cuisine, les moyens sont plus intéressants que la fin, et que la fermentation met en jeu des mécanismes qui sont loin de se limiter à la seule nécessité de conserver, initiale mais non essentielle.

A la différence du surgelé, qui permet de mettre le temps entre parenthèse, d’en suspendre l’action, la fermentation est un processus qui donne à savourer le travail du temps. Congelé, le lait n’acquiert pas de saveurs supplémentaires. Caillé, moulé, égoutté, salé, affiné, il change de nature, développe des arômes de plus en plus complexes à mesure que le temps passe et que la fermentation se développe, guidée par la main attentive du producteur.

Ainsi, au cœur de l’articulation entre le pourri et le fermenté, où le sel joue un rôle de médiateur, c’est la maîtrise du Temps qui est en jeu, comme une modalité essentielle de la domination de la Nature. Dynamique, la fermentation est un processus qui, par définition, implique une finalité, une progression, un sens. L’affinage du fromage permettra de savourer le déploiement de ce temps culturel, qui travaille en silence pour offrir toujours plus de longueur en bouche. Autrement dit, la fermentation, c’est le goût du Temps. [4]

(…)

Or, sur l’axe de ce temps, qui va du frais au déliquescent, chaque nuance possède une saveur particulière. Loin d’être hermétique, la frontière entre le délicieux et l’épouvantable est particulièrement ténue : c’est bien une différence de degré et non une différence de nature qui sépare le goût du dégoût. Il ne s’agit pas de deux états, localisables et univoques, mais de deux étapes d’un même processus, où le fleuri menace toujours de passer du côté du moisi, le persillé du côté du trop fait. Par son ambivalence symbolique, le pourri pose ainsi en permanence la question du point limite, en-deçà / au-delà duquel il quitte la sphère du délicieux pour passer du côté de l’insoutenable. Sachant que l’appréciation de cette limite dépend essentiellement de la genèse esthétique du sujet, encadrée par le code culturel dans lequel il s’inscrit.

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Chaque culture se construit en effet sur la base d’une partition préalable entre goût et dégoût, entre pourri et fermenté, établissant des frontières plus ou moins strictes entre bon à manger et bon à jeter. (…) Certaines sociétés ont ainsi fait le choix du fromage frais et / ou pasteurisé. De la même façon, elles préfèrent généralement le champignon de couche au champignon sauvage, et délaissent le vin au profit des alcools distillés, c’est-à-dire des alcools passés par le feu, plus « cuits » que « pourris ». D’autres pays cultivent au contraire le goût du fermenté. Rakfish scandinave, kimchi coréen, camembert français : autant de produits qui participent d’un processus commun, même s’ils possèdent chacun des spécificités culturelles qui dessinent les frontières de leur appréciation.

Au même moment, à l’intérieur de ces limites culturelles, le processus de la fermentation est marqué par une série de nuances, de degrés, comme une vaste palette du goût qui s’organise autour d’un point de perfection, de maturité parfaite. Cette problématique est propre à tous les domaines de l’esthétique, comme le souligne La Bruyère, lorsqu’il écrit que :

« Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui que le sent et qui l’aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà a le goût défectueux » [5]

Mais où situer cette limite ? C’est ce que nous devons tenter de résoudre à travers les détours et décryptages de notre Éloge du Pourri.

A suivre !

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A propos :

Ce texte est un extrait issu de l’Éloge du Pourri, ouvrage en cours de rédaction.

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A lire en complément :

Humeur d’humus (Éloge du pourri, extrait)
Le Goût du Temps : intervention au Forum d’Avignon [vidéo]
Pour une sonate en cuisine : introduction à l’esthétique du goût
Comme la musique, la cuisine est un art du Temps : brève synthèse sur la temporalité du goût

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NOTES

[1] Pour un développement sur la catégorie du roux, à la lumière d’une anthropologie du « pourri », voir notamment Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, Gallimard, 1979, pp. 61-73.

[2] Le terme français « fromage » dérive en effet de l’ancien français « formage », lui même issu du latin formaticum « qui est fait dans une forme ».

[3] Sur ce point, nous renvoyons le lecteur au chapitre que Hegel consacre aux pyramides d’Égypte dans ses leçons d’Esthétique, III.

[4] De ce point de vue, la fadeur du pasteurisé est celle d’une cuisine sans histoire. Derrière le culte de la fraîcheur, du sain, il y a une volonté de figer le temps plutôt que de le savourer. Supprimer la fermentation, pasteuriser la vie ou la surgeler, c’est tenter de refouler la mort, le temps qui passe, et qui est pourtant au fondement même du mouvement de la vie… Nous y reviendrons !

[5] La Bruyère, Les Caractères, chap.1 : 3 alinéa 10. C’est nous qui soulignons.

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