Comme la musique, la cuisine est un art du Temps : Brève synthèse sur la temporalité du goût

Chacun a pu faire l’expérience de la difficulté à parler du goût. Dépasser le stade du « mmm… c’est bon ! » pour tenter de cerner les nuances d’un plat, en saisir les qualités particulières … Fuyantes, mobiles, insaisissables sont les saveurs qui se déploient dans l’obscurité de notre bouche. Invisibles en tant que telles.

En effet, si le plat, dans ses formes et couleurs, s’offre à notre regard et s’épanouit dans l’espace, le goût, lui, est davantage une affaire de temps. A ce titre, comme lui, il n’est jamais directement sous nos yeux. – Du temps, nous ne voyons que les effets ; du goût, nous n’apercevons que les indices. Le moment de la dégustation est par nature aveugle, puisqu’aucun œil ne nous permet de voir ce qui se passe en bouche. Pas plus que la musique, art du temps par excellence, le goût ne se laisse voir ni décrire en un mot. Il nous arrive d’ailleurs de fermer les yeux pour mieux savourer ce qui se déroule en nous, pour mieux se mettre à l’écoute des saveurs : pour mieux prendre le temps du goût.

Pourtant, si le goût est d’abord une affaire de temps, il ne s’agit pas d’un temps unique et monolithique, mais bien plutôt d’un enchevêtrement de temporalités plus ou moins contradictoires. Autant de strates qu’il convient de démêler pour tenter de cerner la spécificité du goût.

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Le temps paradoxal de la dégustation

 

A priori, quoi de plus éphémère que la sensation gustative ? Voué à la mastication et à la destruction, le plat est par définition du côté du provisoire. Quelques minutes suffiront à le faire disparaître. Pourtant, si éphémère qu’elle soit, on parle souvent de « longueur en bouche » pour exprimer la durée du goût. Celle-ci varie du tout au tout en fonction de l’attention que nous lui consacrons.

En ce sens, le temps de la dégustation nous invite à nous affranchir du temps des horloges, de la comptabilité étroite que nous faisons du temps, heures, minutes, secondes, qu’il nous faut gagner chaque jour. « Le temps ne se perd pas, il se prend », tel est le message que nous adresse un plat particulièrement réussi, développant progressivement ses saveurs… pour quelques instants délicieux qui s’étirent interminablement… et qui nous restent en bouche comme en mémoire pour une durée impossible à mesurer.

Or, au même moment, ce temps paradoxal de la dégustation dissimule d’autres strates, que chaque bouchée exprime en silence. A commencer par le temps concret de la production.

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Le temps concret de la production

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La longueur en bouche d’un plat, comme celle d’un vin ou d’un simple morceau de pain, dépendent avant tout la qualité du temps accordé à leur préparation. Chaque goût est le produit d’un temps, d’un travail qui va de la production des ingrédients à leur transformation : autant d’étapes qui en conditionnent les potentialités gustatives.

Les saveurs du pain, par exemple, dépendent implicitement du temps accordé au pétrissage, à la fermentation, puis à la cuisson de la pâte. Chaque moment en détermine l’alvéolage, le croustillant, le moelleux, l’élasticité, l’acidité, et la formation de ces notes de blé, de noisette, de beurre, qui caractérisent le pain qui a pris son temps. A l’inverse, le goût instantané de certains pains précuits, prépoussés, surgelés, émulsionnés, où la diminution maximale du temps de la production vient réduire d’autant celui du goût, et  de la conservation du produit … De la même façon, le fast-food se définit par la rapidité de sa préparation et de sa consommation, quand, à l’inverse, la durée en bouche d’un plat lentement mijoté résonne comme un appel à prendre son temps.

En ce sens, il y aurait une équation directe entre le temps de la préparation et celui de la dégustation. Le tempo de l’un façonne le rythme de l’autre …

Or, au même moment, à échelle plus vaste, le temps de la production vient lui-même s’inscrire dans un temps particulier, qui lui impose son rythme, celui des saisons. Car que nous respections ou non la « saisonnalité des produits », force est de constater que nous ne mangeons pas les mêmes choses toute l’année. Gaspacho en été, potage en hiver : le temps cyclique de la nature s’impose à nous. La pâtisserie elle-même, a priori libérée des saisons, possède ses propres cycles ; les cartes se renouvellent au moins deux fois par an, « collection printemps-été » ou « automne-hiver », qui traduisent autant l’évolution de nos goûts que celle des saisons … Tandis que chaque année, certains événements font ressurgir des bûches ou des œufs en chocolat.

Rythmes et tempo du goût s’organisent ainsi en différents strates, où le moment de la dégustation dépend avant tout de celui de la préparation, lui-même inscrit dans la temporalité cyclique des saisons.

Est-ce tout ? Non, car dans notre remontée à travers les temps du goût, nous ne saurions nous en tenir à ce temps de la nature, l’alimentation étant avant tout affaire de culture. Une attention particulière à explorer les replis du goût révèle ainsi une strate supplémentaire, une nouvelle échelle du temps long, qui lui donne forme et sens : c’est le temps de l’histoire.

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Le temps long de l’histoire

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Prenons un carré de chocolat, et croquons-le : son goût est bien le résultat du travail du planteur de cacao, du couverturier, puis du chocolatier, en même temps qu’il s’inscrit dans le cycle des saisons (ici,  la saisonnalité est double : il y a celle de la production du cacao, et celle de la consommation du chocolat, marquée par l’approche des fêtes). Pourtant, au même moment, ce goût n’est-il pas directement tributaire de l’histoire du chocolat, bu et non croqué pendant des siècles ? En tant que boisson, l’histoire du chocolat a plus de trois mille ans. Celle de la tablette a trois cent ans à peine.

Toute recette est ainsi le fruit de l’évolution des techniques et des pratiques alimentaires. Qu’elle la revisite ou qu’elle tente de la « subvertir », chaque nouvelle création prend place par rapport à l’histoire.

Par ailleurs, le plaisir que nous prendrons à la dégustation d’un produit, qu’il soit traditionnel ou innovant, traduit l’histoire de nos goûts. Il puise dans une sorte de mémoire collective, de patrimoine gustatif culturel qui délimite les bornes de l’acceptable et de l’inacceptable, du savoureux et du répugnant …

Ainsi, la dégustation du chocolat s’inscrit immédiatement dans le temps long de l’histoire : histoire pratique qui a permis la réalisation de tablettes ;  histoire culturelle qui nous a appris à en apprécier l’amertume, la douceur, etc. – A l’inverse, rares sont ceux qui, en France, se délectent à l’idée de manger des insectes : question de goûts et dégoûts, de symboles et de croyances, éminemment tributaires de notre histoire culturelle …

Reste un temps que nous n’avons pas encore évoqué, et qui est pourtant décisif dans le plaisir de la dégustation. Dans notre remontée dans les temps du goût, nous avons vu comment la longueur en bouche de chaque plat concentre, par-delà sa fugacité éphémère, un temps concret, qui est celui de la production, et un temps long, qui celui de l’histoire. Or, au même moment, la qualité du temps déployé par chaque saveur n’a de valeur qu’en tant qu’il est un temps vécu : sensation et sentiment mêlés, le temps du goût est immédiatement indexé sur celui de la mémoire …

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Le temps vécu de la mémoire

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La mémoire est en effet l’un des acteurs majeurs du goût. C’est elle qui lui donne toute sa profondeur temporelle. A un premier niveau d’abord, puisque la reconnaissance d’un goût fait appel à des souvenirs antérieurs. Identifier le goût de la pêche dans une pâtisserie suppose que nous en ayons déjà mangé avant. Dans le cas d’un fruit inconnu, nous chercherons dans la bibliothèque de nos expériences passées ce qui pourrait s’en rapprocher le plus : le combawa nous rappelle ainsi à la fois le citron vert et la citronnelle …

A un second niveau ensuite, qui travaille davantage avec notre mémoire affective. La puissance d’évocation d’un goût repose en effet sur l’ensemble des souvenirs, plus ou moins anciens, qu’un plat saura faire resurgir. Enfance, repas extra-ordinaire, temps fort de notre histoire personnelle, expérience plaisante ou déplaisante : autant de souvenirs superposés dans les strates de notre mémoire gustative, qu’une saveur particulière est capable de ressusciter d’un coup.

En ce sens, si le goût est bien le résultat d’un temps, pratique, cyclique et historique, il est aussi une formidable machine à déployer du temps, à vaincre celui qui passe pour faire revivre tout un monde, un pan entier de notre vie qu’on croyait perdu à jamais.

Dilatant les bornes du présent, le goût est alors une victoire sur l’éphémère. Par lui, dans l’obscurité de la dégustation, les yeux fermés pour mieux écouter les sensations et sentiments qui se déploient en nous, nous savourons soudain « un peu de temps à l’état pur » …

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ANNEXE :

Pour aller plus loin sur cette question, nous renvoyons le lecteur à la seconde partie de notre Hors d’œuvre, essai sur les relations entre arts et cuisine, Menu Fretin, 2010.

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4 réflexions au sujet de « Comme la musique, la cuisine est un art du Temps : Brève synthèse sur la temporalité du goût »

  1. Excellente réflexion dans un monde marqué par la super productivité–>on prend de moins en moins le temps de se poser et souvent on avale un sandwich à la va-vite…
    ET pour le discours chocolat: l’autre jour, en mangeant un carré, je me disais justement « oh comme c’est triste que les gens du passé n’aient pas connu cette douceur! ». Et je repensais alors au poème de Brillat-Savarin qui clôt Physiologie du Goût…

  2. Prévoir d’aller écouter Bénédict Beaugé parler du goût en compagnie d’un chercheur au CNRS, dans le cadre de la Semaine du Cerveau qui aura lieu à la Cité universitaire le 14 mars à 19h00…

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