Kitschen : Pour une analyse du kitsch dans la cuisine?

Une première version de cet article a été publié dans les Cahiers de la Gastronomie, n°1 (hiver 2009).

Il a donné lieu à une intervention aux Journées Kitsch, colloque qui s’est tenu à l’Institut National d’Histoire de l’Art, et à une performance au Théâtre de Gennevilliers, le 21 octobre 2010.

Une nouvelle version de ce texte sera publiée à la rentrée 2011 avec les actes du colloque dans le numéro 202 de la revue Théâtre/Public.

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Kitschen

Pour une analyse de la place du kitsch dans la cuisine

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Plateau TV Crillon

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Avalanche de crème, volutes de caramel, rondeurs, élévation, monument sucré couronné d’un couple de mariés, éternellement souriants : en matière de statuaire, il en est sans doute de la pièce montée comme du nain de jardin … ils peuvent nous sembler prodigieusement kitsch, mais pourquoi ?

Si le terme est parfois employé comme synonyme de ringard ou de mauvais goût, c’est au profit d’un glissement de sens que nous aurons soin d’éviter ici. Car s’il peut y avoir un kitsch du ringard et du mauvais goût, le terme est loin de s’y limiter et ne saurait être entendu comme un jugement de valeur. D’autant que, comme l’a bien vu Abraham Moles, « il y a du kitsch au fond de chacun de nous » [1]. Objet fuyant, dont l’étymologie même est incertaine…

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A première vue, dans la kitchen, il peut jaillir d’une simple boîte de vache qui rit, ou d’un bol en porcelaine de Chine. Question de contexte.

Transposée à New-York, à la faveur d’une reconstitution de vitrine de PMU, la vache-qui-rit dans nos frigos devient ultra kitsch. Parce qu’elle est déplacée, coupée de son contexte, et surtout privée de sa nécessité première ; là bas, elle fonctionne comme un signe qui dit la France. Coincée entre des affiches de Lillet et de Dubonnet, à côté d’une baguette et d’un tire-bouchon, elle s’inscrit dans un ensemble de lieux communs de la France, placés là sans autre rapport que le pays qu’ils connotent. De la même façon, quoi de plus kitsch que le restaurant asiatique à Paris, avec son décor de pacotille, véritable bric-à-brac de codes dépourvus de sens ?

La caractéristique principale du kitsch serait donc à chercher dans son rapport au contexte, géographique et/ou temporel. Tout se joue dans le déplacement qu’il opère, et par lequel il prive l’objet de sa nécessité première pour en faire un truc en toc.

De ce point de vue, est kitsch l’objet devenu pur signe, détaché de son sens, le code décalé, coupé de son contexte pour être agrafé ailleurs.

Existe-t-il un kitsch gustatif ? Jusqu’à présent, nos exemples culinaires ont ceci de commun qu’ils ressortissent tous d’effets visuels. La chose n’est pas fortuite : le kitsch est une notion intimement liée aux arts décoratifs et au design industriel. Employé à propos d’une saveur, le terme ne saurait être qu’une métaphore, une image, justement. C’est que fondamentalement, le kitsch est une affaire de regard. De ce point de vue, transposé dans l’univers culinaire, le kitsch n’est-il pas  d’abord affaire de persil et de paprika ?

Des arts décoratifs en cuisine. Le paradoxe est sensible. Décalage, dégradation du sens : quelle nécessité accorder en effet à la présence de la branche de persil, au quart de tomate cerise ou au nuage de paprika censés décorer nos assiettes ? A priori, ces éléments n’interviennent pas dans les saveurs du plat, et ne sont pas destinés à être mangés. Ils constituent plutôt une sorte de “touche finale“, de “touche artistique“. Qui transforme le persil en élément purement visuel, en décor artistique, aussi kitsch que ces parapluies en papier qui abritent encore parfois nos boules de glace contre d’hypothétiques orages !

Même phénomène pour le paprika du bord d’assiette. Avec sans doute ici deux choses à distinguer : d’une part un effet de mode, qui s’est répandu dans les restaurants comme une traînée de poudre, et qui tourne vite au ringard et au mauvais goût. D’autre part, une volonté d’esthétisation, derrière la “touche artistique“. Or, s’il y a un kitsch du ringard et du mauvais goût, les notions ne se superposent pas. Nous l’avons rappelé en introduction, le terme n’est pas ici employé au sens large et axiologique. C’est pourquoi, dans ce dernier exemple, l’effet kitsch naît surtout du geste étrange qui consiste à priver une épice de sa nécessité première, à la couper de sa saveur pour la faire passer à un statut purement décoratif – au nom d’une certaine idée de l’Art. Gestes mille fois reproduits. « Simulacres appauvris et accadémisés »[2]. Touche artistique donc, mais sans artiste.

Notre analyse rencontre ici partiellement celle de Thierry de Duve [3], qui a notamment montré comment le kitsch ressortit initialement d’une stratégie industrielle et culturelle qui passe par des productions sans auteur. A l’origine, le kitsch n’a pas d’artiste. Contemporain du développement de la « société de consommation » et de l’essor industriel, il caractérise d’abord ces productions en série qui, à partir du XIXe siècle, récupèrent un ensemble de codes artistiques au profit de la consommation de masse. Ainsi, ces statuettes, tableaux, objets en tous genres, recyclant un amas de stéréotypes qui “font Art“ – alors même qu’ils sont dénués de toute assise artistique. Cette médiocrité, cette reproductibilité de l’objet d’art sans artiste constitue une des premières formes du kitsch. Définition qui fonctionne à merveille avec nos exemples de décors d’assiette, et autres “touches artistiques “.

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Qu’il soit statuette, persil ou paprika, le kitsch serait donc indissociable de la démarche d’esthétisation du quotidien qui caractérise les sociétés bourgeoises. « Réintégration barbare des consommations esthétiques dans l’univers des consommations ordinaires »[4] écrit Bourdieu : il s’agit bien d’accéder à une dignité supplémentaire par l’Art. Car pour être digne, et échapper à la vulgarité du quotidien, notre steak mérite son quart de tomate cerise. Des Beaux-Arts dans la cuisine : voilà le kitsch ! – décalage ultime, décontextualisation de l’Art devenu pur signe.

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Buche Commode 2008

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Car plus encore que les Beaux-Arts dégradés en version paprika, c’est la notion même d’Art culinaire à majuscule qu’il faudrait interroger. Sans pour autant raviver l’éternelle querelle de la classification des arts, ou rouvrir le débat du dixième art. Simplement en soulignant le glissement de sens que subit cette expression depuis un siècle : d’un art pris au sens technique d’artisanat, de savoir-faire (il en est de l’art culinaire comme de l’art de la guerre ou de l’art de la fugue), le terme est passé à une acception de type esthétique [5]. Or, quand le décorum et la présentation sont aussi alambiqués que l’intitulé des plats, le kitsch n’est jamais loin. Et ce, depuis la fin du XIXe siècle, avec les jardins et portiques en saindoux d’un Antonin Carême, reproduisant à la perfection des traités d’architecture en pâtisseries et pièces montées[6], jusqu’aux projections de balsamique gélifié, version Pollock, comme aux constructions géométriques, points, lignes, plans, version Kandinsky, qu’on vous sert aujourd’hui dans au restaurant. Jeu de codes devenu purs signifiants : c’est un véritable fétichisme esthétique qui pousse toute une branche de la cuisine à rechercher sa légitimité et sa dignité dans un domaine qui lui est étranger par nature, les Beaux-Arts, devenus « Jolis-Arts ».

De ce point de vue, bien loin de nous la volonté de nier la dimension esthétique que peut acquérir la cuisine ; mais c’est en tant que pratique du goût qui a ses spécificités propres. Notre propos n’implique pas pour autant de négliger l’importance de la présentation des plats : la pratique culinaire a justement cette spécificité de pouvoir travailler le lien entre le beau et le bon. Et d’établir un rapport de nécessité entre les deux, véritable transmutation alchimique. C’est ce que n’a pas oublié un cuisinier comme Alexandre Bourdas [7] parsemant discrètement un de ses plats de poisson, juste cuit, de minuscules fleurs d’aneth, comme autant de touches de couleur. Non pas dans un geste de mièvrerie champêtre, ou sur un mode bucolique de type Astrée. Les fleurs d’aneth sont en réalité un élément du plat à part entière ; elles le complètent par leurs saveurs délicates mais puissantes. Elles s’épanouissent subitement en bouche, prenant le relais de la rhubarbe pour venir habilement relever le goût du poisson… Dans ce cas, la beauté du plat participe de son goût, le prépare et le complète. – La cuisine qui oublie cela tourne kitsch.

Sur un mode plus ou moins distancié, c’est selon. Car si, nous le rappelions plus haut, initialement le kitsch n’a pas d’artiste, les frontières se brouillent au XXe siècle, au moment où l’art entre dans un processus réflexif global : des artistes comme Warhol, La Chapelle, Jeff Koons entreprennent alors une récupération du kitsch sur un mode plus ou moins distancié. Ils proposent des pièces jouant avec les codes du kitsch, ces codes étant eux-même tirés des codes de l’art – la boucle est bouclée. Or, de la même façon, quand en 2008 un chef comme Jean-François Piège instaure son fameux ‘Plateau TV’ au Crillon, n’y a-t-il pas kitsch au carré, jeu de signes autour d’un élément aussi prosaïque qu’un plateau TV ? Décalé, privé de son sens et de sa nécessité initiale (pas de télévision au Crillon) pour être installé sur un plateau immaculé, un tube de jambon cornichon a même pris la forme d’un cigare pour l’occasion. Et le voici soudain placé au centre d’un décorum de palace, accédant à la dignité de l’Art Culinaire. C’est bien parce qu’on l’affuble de majuscules que ce Jambon Cornichon devient un parangon du kitsch.

Parmi les artistes du kitsch, qui poussent la logique jusqu’à son point limite, on peut également citer un pâtissier comme Christophe Michalak. Que penser en effet de la maîtrise dont témoignent les célèbres bûches mobilier du Plaza Athénée ? L’édition de 2008 reproduisait une commode, avec chandelier, pieds et poignées – véritable miracle d’exécution qui restera dans les mémoires… Celle de 2009 un « Tapis Rouge », soit la reproduction impeccable d’un escalier de palace ! Décontextualisation, inadéquation, le hiatus entre le goût et la vue est magistral, à la faveur d’une hégémonie de l’effet visuel. Et c’est sans doute dans cette superbe absence de rapport de nécessité entre forme et saveurs que réside tout le kitsch de la bûche Michalak – cette bûche pourtant si décorative, si loin du kitsch de la bûche traditionnelle dans sa version ringarde, avec houx, hache, et nain de jardin (encore lui !).

De façon significative, la présentation de « Tapis Rouge » précise d’ailleurs :

« Christophe Michalak, sensible à l’architecture qui l’entoure (ce toqué d’esthétisme voulait faire les Beaux-Arts avant de devenir pâtissier !), s’est librement inspiré des escaliers de l’hôtel Plaza Athénée pour créer une bûche dont les détails raffinés, les dorures et imprimés ne vivront que le temps d’une soirée, celle du réveillon ! »[8].

Nous y voilà.

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Tapis Rouge

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Kitschen : « Art Culinaire », « Arts de la table », « Art de vivre » ou « Art du bonheur »[9]? Ou : comment analyser la cuisine à la lumière d’un concept tiré des Arts Décoratifs. C’est-à-dire à partir d’un concept transposé, décalé …

Décalé ? Sans doute. Et pourtant, notre analyse – totalement kitsch, a priori – n’a-t-elle pas finalement démontré la nécessité de l’application d’un tel concept au domaine de la gastronomie ? Précisément parce que, travaillée par une véritable fascination pour les Beaux-Arts, et par l’ensemble des codes qui y réfèrent, c’est bien dans cette cour-là que la cuisine tente parfois de jouer.

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Caroline Champion

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NOTES :

[1] Abraham Moles, Le kitsch, L’art du bonheur, Maison Mame, 1971. Voir aussi notre bibliographie.

[2] A. Moles, Le kitsch, L’art du bonheur, Maison Mame, 1971.

[3] Thierry de Duve, Essais datés 1, 1974-1986, Editions de la différence, 1987.

[4] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement , Paris, Ed. de Minuit., 1979.

[5] Sur cette question, nous renvoyons le lecteur à notre Hors d’œuvre, Essai sur les relations entre arts et cuisine, Menu Fretin, 2010, notamment à la seconde partie de l’ouvrage, qui propose une « introduction à l’esthétique du goût », à envisager selon un modèle plus musical que visuel.

[6] Antonin Carême, L’Art de la cuisine au XIXe siècle ou traité élémentaire des bouillons en gras et en maigre, des essences, fumets, des potages français et étrangers, grosses pièces de poisson, des grandes et petites sauces, des ragoûts et des garnitures, grosse pièces de boucherie, de jambon, de volaille et de gibier, suivi des dissertations culinaires et gastronomiques utiles au progrès de cet art, achevé par Plumerey, 1833.

[7] Alexandre Bourdas, du Restaurant Sa.Qua.Na à Honfleur. Voir aussi notre article « Alexandre Bourdas ou l’odyssée d’une feuille de chêne« .

[8] Voir le blog de Christophe Michalak.

[9] Pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Abraham Moles, op.cit.

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BIBLIOGRAPHIE : Pour approfondir sur la question du kitsch :

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– Anne Beyaert-Geslin, dir., Kitsch et avant-garde : stratégies culturelles et jugement esthétique, Presses Universitaires de Limoges, 2006.
– Caroline Champion, Hors d’œuvre, essai sur les relations entre arts et cuisine, Menu Fretin, 2010.
– Clement Greenberg, «Avant-garde et kitsch», in Art et culture, essais critiques (traduction française d’Ann Hindry), Macula, 1989.
– Jean-Yves Jouannais, Des Nains, des jardins, Essai sur le kitsch pavillonnaire, Hazan, 1999.
– Abraham Moles, Le kitsch, L’art du bonheur, Maison Mame, 1971.
– Jacques Sternberg, Les chefs-d’œuvre du kitsch, Edition Planète, 1971.

Cet article a été fortement stimulé par ma présence au premier colloque Kitsch et arts scéniques qui s’est tenu les 4 et 5 juin 2009 
à l’INHA de Paris, sous la direction d’Isabelle Barbéris et Marie Pecorari.

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Pour enrichir ce travail sur le kitsch, voir aussi :

Des pâtisseries américaines

La rencontre d’un cupcake avec une bijouterie


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2 réflexions au sujet de « Kitschen : Pour une analyse du kitsch dans la cuisine? »

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