En septembre 2010, Pierre Hermé choisissait de présenter sa « nouvelle collection Hiver » en conviant la presse à un « défilé de haute pâtisserie » (à voir ici).
Cette année, c’est Chanel qui installait la presse à table pour son défilé “Métiers d’Art Paris-Bombay”, pré-collection Printemps 2012 …
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Jeux de miroirs
Mardi 6 décembre, d’immense tables étaient ainsi dressées sous les voûtes du Grand Palais, dans un décor fantasmé de l’Inde des mahârâjas.
Et sur ces tables, au milieu des lassī de mangue, coupes de champagne et pâtisseries orientales … des macarons !
Photos © Olivier Saillant sur http://chanel-news.chanel.com/fr/
Ce jeu de miroir entre deux univers offre une belle matière à penser les relations et différences entre haute couture et haute cuisine.
> Dans les deux cas, la mode est associée au sucré, ce qui est loin d’être anodin.
En effet, d’un point de vue symbolique, le sucré est ce qui ne nourrit pas. Plaisir gratuit en tant qu’il n’est pas destiné à satisfaire un besoin biologique, ce qui le place du côté de la fête et de la gourmandise volontiers ludique, il répond d’autant mieux à la loi du luxe selon laquelle « l’essentiel est au-delà de l’indispensable » (Baudrillard-1). Au sens strict, on ne mange pas une pâtisserie pour se nourrir, pas plus qu’on n’achète un vêtement de haute couture pour se vêtir.
De ce point de vue, le macaron, pâtisserie miniature, affiche explicitement ce détachement à l’égard du nécessaire, du nutritif, de la matière charnue et consistante que représente symboliquement le plat, et l’univers du salé en général (exception faite, bien sûr, des verrines, espumas et autres dosettes culinaires).
> Luxe, mode et volupté : tel était le message du potlach somptuaire organisé par Karl Lagarfeld. Tel était également celui du défilé de Pierre Hermé. Dans les deux cas, des « créations » basées sur une équation entre prix et utilité inversée par rapport à celle des produits de consommation courante.
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Avec quelques différences toutefois, qui perdurent au sein de ce rapprochement…
> D’une part, à travers ce jeu de miroir, la différence de budget entre la haute pâtisserie et la haute couture saute aux yeux :
Ceci nous rappelle qu’en matière de luxe, l’univers de la gastronomie demeure un univers artisanal, dans lequel personne ne possède aujourd’hui les moyens d’une maison de couture. Point de grand groupe en cuisine ou en pâtisserie : même le groupe d’Alain Ducasse, l’homme d’affaire de l’univers culinaire, reste une PME, dotée de moyens sans comparaison avec ceux d’un LVMH. (2)
Dans le même temps, du point de vue du consommateur de produits de luxe, le coût des « créations » de la haute cuisine, ou de la haute pâtisserie, n’est pas comparable avec celui d’une robe de haute couture :
30 € pour les 12 macarons chez Pierre Hermé
300€ pour un repas trois étoile parisien
Entre 30 000 et 300 000 € pour une robe de créateur.
> D’autre part, on peut lire une différence de signification dans la dynamique du rapprochement actuel de ces deux univers :
En effet, pour la mode, il correspond à un retour du corps dans sa forme gourmande (au moins symboliquement), et sans doute à une volonté de convivialité, de chaleur : la circulation des pâtisseries et boissons était là aussi pour créer du lien entre les spectateurs, faire de la table un trait d’union entre les convives et rompre avec la relative froideur des défilés traditionnels.
– Certes, une convivialité entre « happy fews » et gens de bonne compagnie, organisée selon une logique qui rappelle celle des dîners à troubadours, puisque tous les invités de Chanel étaient placés du même côté de la table (et non en cercle), face au spectacle(3).
Mais enfin, la presse mangeait des pâtisseries en regardant un défilé.
Or, à l’inverse, dans le cas du défilé de haute pâtisserie, la presse était invitée à manger des yeux, à regarder les pâtisseries qui défilaient.
Sans doute parce que pour la cuisine et de la pâtisserie, le rapprochement avec la mode correspond à une dynamique d’ascension dans le monde du luxe, cet univers de l’inutile et de l’immatériel. D’où, peut-être, la nécessité de ne pas manger pendant le défilé, activité qui aurait été ici trop attendue, et trop vulgaire.
(Que le lecteur se rassure, les invités ont ensuite pu goûter à ces pâtisseries, et vérifier qu’elles étaient bien tout aussi spectaculaires du point de vue du goût que de leur mise en scène !)
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Enfin, au milieu de ces comparaisons et de leurs réseaux de significations implicites, on ne manquera pas d’être sensible à l’hommage que constitue, de la part de Chanel, l’introduction d’une note sucrée dans un défilé dédié aux métiers d’art et à ses artisans d’exception (4).
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Affaire à suivre.
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En attendant : à lire / voir / écouter en complément :
– Une conférence publique prononcée à l’IFM le 8 novembre dernier, et disponible en podcast.
– Un article Tendances, Mode et cuisine, pour la revue de l’Institut Français de la Mode, consacré à l’histoire et aux enjeux de cette comparaison.
– Un post impromptu « Quel est le point commun entre un croissant et une paire de lunettes de soleil ? », inspiré d’un autre exemple de rapprochement mode/cuisine.
– Un récit-analyse du défilé organisé par Pierre Hermé en décembre dernier : « Sur les relations entre Art et Cuisine : la Haute-Couture comme médiation« .
– Une analyse de la symbolique du macaron, et des raisons de sa réussite
– Une autre vision des défilés Chanel, à propos de l’exposition Nature et Idéal au Grand Palais
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Merci à Gersende R. pour avoir attiré notre attention sur cet événement
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Notes :
1/ Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Gallimard, 1976, p. 143.
2/ En ce sens, la présence de la pâtisserie au défilé de Chanel dédié aux métiers d’art et à ses artisans est tout à fait cohérente.
3/ Cette configuration des convives en ligne et non en cercle change tout quant à la circulation de la parole et au lieu du spectacle : à noter que c’est le XVIIIe siècle qui replie la table sur elle-même pour en faire le terrain d’exercice de l’art de la conversation. Sur ce point, voir notamment Béatrice Fink, Les Liaisons savoureuses : réflexions et pratiques culinaires au XVIIIe siècle, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. «Lire le dix-huitième siècle», 1995.
4/ Quelques précisions sur cette notion de défilé des métiers d’art : Chaque année, depuis 2003, en dehors du calendrier traditionnel des collections de prêt-à-porter et de haute couture, Chanel organise un défilé des « Métiers d’Art » qui met à l’honneur le savoir-faire exceptionnel des 7 ateliers de la maison : le plumassier Lemarié (racheté en 1993), le chapelier Michel (1996), le brodeur Lesage et le bottier Massaro (2002) ainsi que le parurier Desrues (2003), l’orfèvre Goossens (2005) et le créateur de fleurs d’art Guillet (2006).
La thématique du défilé associe toujours Paris à une destination : Paris-Tokyo (2005), Paris-Los Angeles (2006), Paris-Londres (2007), Paris-Moscou (2008), Paris-Shanghai (2009). etc. Si elles sont présentées comme des pré-collections de la saison automne-hiver, les créations des « défilés Métiers d’Art » ont atteint un niveau semblable à celui des collections haute couture, notamment depuis 2008. On, est ici dans le prêt-à-porter ultra luxe ; les pièces de la collection seront disponibles dans les boutiques Chanel à partir du mois de mai 2012.
Ping : Haute couture, haute cuisine, même combat ? « exploratrice de saveurs / ®
Bravo bien vu et fouillé !
erratum : ce n’est pas une robe de créateur à 300 000 mais de couturier.
Merci !
La distinction entre « créateur » et « couturier » est très intéressante, et mériterait qu’on s’y attarde … Je vais y réfléchir plus avant !