Goûter, sentir, ressentir: pour une esthétique du goût et de l’odorat (extrait)

A paraître le 10 mars 2016 aux éditions La Martinière, également disponible en traduction chez Abrams Books à partir du 23 mars : Une odyssée des arômes et des parfums, ouvrage collectif de Caroline Champion (philosophie), Annick Le Guérer (histoire) et Brigitte Proust (neurosciences). Je vous livre ici un extrait de l’introduction de mon texte, dédié aux mystérieuses relations entre goût et odorat, en cuisine comme en parfumerie.

Grasse

Si l’une est volatile quand l’autre est masticable, si l’une n’est que vapeur quand l’autre fond sur la langue, odeur et saveur participent d’un univers commun, indissociable, « où la vie afflue et s’agite sans cesse, comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer »[1]. Mystérieux et ambivalents, périssables et fugaces, parfums et arômes s’entremêlent et renvoient tant à la sphère gustative qu’olfactive. Épices et aromates, ces « condiments de la gourmandise », ne sont-ils pas à l’origine des premiers parfums ?[2]

Pourtant, alors même que la privation de l’odorat va généralement de pair avec une perte du goût, la science nous rappelle que « les molécules odorantes et les molécules sapides ne sont pas identiques », et que « le système olfactif est physiologiquement distinct du système gustatif »[3]. Mais si toutes les odeurs ne sont pas comestibles, si tous les goûts ne sont pas non plus réductibles à leurs flaveurs, leurs interférences sont multiples, leur con-fusion inévitable. Par l’imaginaire qu’ils déploient et le rapport au monde qu’ils instaurent, goût et odorat « s’allument de reflets réciproques »[4].

Pour des raisons que nous tenterons d’expliciter, le point de contact entre ces deux sens est nécessairement trouble, comme l’horizon qui sépare la mer et le ciel. En permanence, il y a à la fois séparation et identité. Leurs réalités s’apparentent à deux plans détachés par une ligne circulaire, infinie, dont l’observateur est nécessairement le centre. Au dessus de la ligne d’horizon, un monde aérien, évanescent ; au dessous, un univers aquatique, plus dense, plus lourd, mais d’une égale profondeur. Tous deux nous offrent matière de rêve, voyages et vagabondages, dans le temps comme dans l’espace.

Et de même que l’horizon maritime, selon les conditions météorologiques du jour, se montre à nous tantôt par une séparation claire et nette du ciel et de la mer, tantôt comme un fond indécis où la séparation des éléments tend vers l’indécidable ou l’indéterminé, de même le trait qui unit et départage saveurs et odeurs est fondamentalement ambivalent. Il semble reculer sans cesse à mesure que l’on tente de s’en approcher … C’est donc par touches successives, par la mise en perspective de différents points du vue sur cet horizon des sens que nous tenterons d’en saisir la réalité prismatique, naviguant entre les disciplines, circulant entre littérature et sciences humaines.

A suivre

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NOTES

[1] Charles Baudelaire, « Les Phares » in Les Fleurs du Mal, 1857, rééd. in Œuvres Complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975.

[2] « Épices et aromates : sous ces titres trop généraux s’abritaient non seulement les condiments de la gourmandise mais aussi tous les adjuvants des extases religieuses et tous les éléments de la pharmacopée : c’étaient les narcotiques, les baumes, les poisons, (…) les aphrodisiaques, les diurétiques … » Paul Morand, La Route des Indes, Plon, 1936, p.13.

[3] « Le système olfactif est physiologiquement distinct du système gustatif. Il est constitué de neurones sensoriels qui détectent les molécules odorantes, soit par la voie respiratoire lorsqu’il s’agit d’odeurs, soit par la voie rétronasale lorsqu’il s’agit d’arômes mettant en jeu le goût. Les molécules odorantes et les molécules sapides ne sont pas identiques, de sorte que tout parfum et tout arôme ne sont pas susceptibles d’être savourés. » Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, Presses Universitaires de France, 2010, p.7.

[4] Stéphane Mallarmé, Crise de vers, 1886, rééd. in Œuvres Complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003.

4 réflexions au sujet de « Goûter, sentir, ressentir: pour une esthétique du goût et de l’odorat (extrait) »

  1. Bravo pour cette introduction qui est plus qu’un hors d’œuvre !

    Béatrice Champion 14 rue de la Gaudinière 37540 St Cyr sur Loire 06 83 03 71 98

    Envoyé de mon iPad

    >

  2. Bonjour Caroline Champion,
    Merci pour cette intro qui met en appétit.
    Je trouve pertinent la parallèle du « paysage » et du palais des sens.
    Avez vous une partie,dans votre ouvrage, qui aborde les liens avec le visuel, les oeuvres artistiques ou les rapports créations artistiques et la nourriture?
    Cela m’interresserai beaucoup car j’envisage de faire l’axe de thématique de mes ateliers d’arts plastiques sur « hors d’oeuvres » (de jouer sur la représentation en art du culinaire, des saveurs mais aussi de travailler sur ce qui est hors d’une oeuvre (les coulisses: l’atelier, faire sa cuisine…)
    Merci d’avance pour votre attention et votre pertinence.
    Cordialement
    Virginie Fossati

    • Chère Madame,
      Merci pour votre message, je ne saurais trop vous conseiller la lecture de Hors d’œuvre, essai sur les relations entre arts et cuisine (Menu Fretin, 2010), ouvrage précédent celui-ci, dans lequel j’aborde plus spécifiquement ces questions !
      Vous trouverez également un onglet dédié à cette question sur ce site.
      Au plaisir de continuer à échanger avec vous, je serai ravie d’en savoir plus sur vos ateliers.
      Bien à vous
      Caroline

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