Alice B. TOKLAS : Quand la recette de cuisine se fait littérature

Dans quelques mois paraîtra un Dictionnaire des femmes créatrices aux Editions des Femmes, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Béatrice Didier et Antoinette Fouque. Ce dictionnaire entend « témoigner de l’ampleur et de la diversité des productions des femmes, dans des domaines très vastes, sans limitation de dates ou de zones géographiques » : littératures, sciences, sports, esthétique  et … gastronomie.

Si je suis loin de partager les revendications féministes qui sous-tendent ce projet de dictionnaire, réunissant un ensemble de productions diverses sous la bannière d’une paire d’ovaires, la rédaction d’un certain nombre de notices de la section gastronomie constitue une excellente occasion de nous repencher un peu sur des œuvres oubliées ou mal connues.

– De quoi alimenter notre bibliothèque gustative et littéraire !

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1/ Le Livre de cuisine d’Alice B. Toklas :
Quand la recette se fait littérature


J’ai redécouvert cet ouvrage jauni et délicieusement parfumé par le temps, injustement enfoui dans ma bibliothèque …

Un Cook Book atypique, fantasque et foisonnant, qui ouvre un vaste champ de réflexion pour une analyse littéraire de la forme « recette de cuisine » :

Le livre se présente d’abord  comme une sorte de roman d’apprentissage : celui d’une américaine s’initiant à la cuisine en général, française en particulier, et nous communicant ses recettes avec le contexte de leur découverte (ou, dans certains cas, de leur invention). Mais, à la faveur d’un changement de chapitre, le texte change de registre et prend des accents de roman noir, comme dans le chapitre « Meurtre dans la cuisine », où la découpe d’une carpe tourne au crime…

Ailleurs, la cuisine devient le support d’une véritable épopée, celle de l’auteure et de sa compagne circulant dans la France occupée de 1940 avec force poulets et jambons, collectant au passage des recettes régionales. Or, ces recettes esquissent progressivement le portrait culinaire d’un pays et d’une époque. L’aventure tourne alors au reportage ethnographique : au détour d’une page, la description d’une recette se déploie en observations aiguisées sur les différences culturelles et symboliques qui séparent le goût français du goût anglo-saxon (à travers à des catégories que Lévi-Strauss n’aurait pas démenties, comme le sec et l’humide, etc.).

Ajoutez à cela, en guise d’assaisonnement, les fréquentations artistiques dont témoigne ce Cook Book, livrant à notre imagination les recettes favorites de Picasso, Cézanne, ou Matisse, non sans poser les bases d’une réflexion sur les relations entre arts et cuisine.

En somme, un tel ouvrage mériterait un travail spécifique pour rendre compte de sa richesse, littéraire et culinaire à la fois, et de sa modernité.

En attendant de pouvoir m’y atteler, je vous livre la notice que j’ai consacrée à son auteur …

TOKLAS Alice Babette

Née le 30 septembre 1877 à San Francisco ; morte le 7 mars 1967 à Paris.

Femme de lettres américaine, auteure culinaire, son nom est indissociable de celui de Gertrude Stein, dont elle a partagé la vie publique et privée pendant près de quarante ans. Issue d’une famille aisée, d’origine juive polonaise, elle grandit entre San Francisco et Seattle, où elle étudie la musique jusqu’à envisager une carrière de pianiste et fréquente les milieux artistiques, tout en s’occupant de la cuisine familiale et autres tâches domestiques après la mort de sa mère en 1897. En 1907, elle quitte San Francisco pour Paris, où elle fait la connaissance de Gertrude Stein ; les deux femmes ne se quitteront plus jusqu’à la mort de cette dernière en 1946. Elles s’installent en 1910 au numéro 27 de la rue de Fleurus, où elles tiennent un salon fréquenté par l’avant-garde artistique et littéraire de l’époque : des écrivains américains comme Hemingway ou F. Scott Fitzgerald y côtoient les français Apollinaire, Supervielle, Cocteau ou Max Jacob ; des peintres comme Matisse, Braque, Cézanne et Picasso y ont aussi leurs habitudes, ainsi que des musiciens, dont Erik Satie. « C’était l’époque où tout le monde à Paris avait 26 ans » racontera Alice Toklas.

C’est à l’occasion de ces réceptions qu’elle se met aux fourneaux, créant et récoltant des recettes spécifiques pour les artistes qui l’entourent. Le critique gastronomique James Beard la décrit comme une très grande cuisinière, traversant Paris à la recherche des meilleurs produits, possédant une infinité de spécialités et un palais très fin. Elle demeure pourtant volontairement à l’ombre de sa compagne, dont elle est à la fois la secrétaire, l’éditrice et la promotrice ; elle ne publiera aucun texte du vivant de Gertrude Stein. C’est cette dernière qui, paradoxalement, rédige en 1933 une Autobiographie d’Alice B. Toklas (The Autobiography of Alice B. Toklas) ; toutefois, malgré son titre, ce texte avant tout une biographie de Gertrude Stein par Gertrude Stein, qui se raconte à travers le regard d’Alice Toklas.

Il faudra attendre 1954, soit huit ans après la mort de sa compagne, pour que paraisse le premier livre d’Alice B. Toklas, The Alice B. Toklas Cookbook (Le Livre de cuisine d’Alice Toklas), œuvre inclassable, qui associe récits et recettes, et propose une lecture très fine de la culture française à travers sa cuisine, qu’elle maîtrise jusque dans ses nuances régionales. Elle publiera également ses mémoires en 1963, avec What is Remembered (Ma Vie avec Gertrude Stein), après un second livre de cuisine, Aromas and Flavors of Past and Present (« Arômes et parfums du passé et du présent ») paru en 1958. À sa mort en 1967, elle est enterrée au cimetière du Père Lachaise, aux côtés de Gertrude Stein.

Caroline Champion.

Extrait du Dictionnaire des Femmes Créatrices,
dir. M.Calle-Gruber, B. Didier et A. Fouque,
Éditions des Femmes, à paraître en 2012.

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